Le rapport annuel de l’Arcep, publié jeudi, dénonce les positions dominantes des écosystèmes de Google et Apple dans les smartphones. Sébastien Soriano, le président de l’institution, appelle à agir contre ce duopole, comme cela a été fait avec les télécoms grâce au dégroupage.
Président de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), Sébastien Soriano tire la sonnette d’alarme sur les dangers de formatage d’Internet par les géants du numérique. Alors que la neutralité du Net, sanctuarisée dans un règlement européen, garantit au niveau des réseaux le libre accès à ses contenus et leur égalité de traitement par les opérateurs en charge de leur acheminement, le gendarme des télécoms s’inquiète de la manière dont les terminaux (smartphones, tablettes, assistants vocaux et objets connectés, etc.) restreignent la liberté de choix de leurs usagers en les enfermant dans des écosystèmes verrouillés à leur profit par les Gafa. Spécialiste de la concurrence et toujours prompt à prendre la défense des consommateurs contre les entraves du «big business», ce haut fonctionnaire au sens politique aiguisé mène la charge.
Dans votre rapport annuel sur l’état d’Internet, publié jeudi, vous pointez un maillon faible qui en bout de chaîne fragilise la neutralité du Net : les terminaux. En quoi la menacent-ils ?
L’Arcep a mis ce sujet sur la table il y a plus d’un an, mais à ce jour on doit faire le constat que les réponses ne sont pas à la mesure du problème, qui s’amplifie. Alors que l’accès à Internet se fait désormais très majoritairement par le biais de smartphones vendus avec leur système d’exploitation et leur magasin d’applications, la liberté de choix de l’utilisateur se trouve peu à peu réduite. Certaines de ces limitations peuvent se justifier pour des raisons d’ergonomie ou de sécurité, mais d’autres sont totalement artificielles. Au final, elles restreignent l’accès à la richesse d’Internet et à son foisonnement.
La neutralité du Net, dites-vous, ne s’arrête plus à la portion des réseaux contrôlés par les fournisseurs d’accès que l’Arcep a pour mission de réguler. Cela veut-il dire que votre mission est également de réguler les Gafa, qui contrôlent pour l’essentiel ces terminaux ?
En 2016, nous nous sommes dotés d’un «manifeste» selon lequel notre «raison d’être» est de défendre les réseaux comme un bien commun. Cette notion n’a rien d’idéologique contrairement à ce qu’ont pu croire certains, cela signifie simplement qu’Internet est devenu tellement important que personne ne doit en prendre le contrôle : ni les gouvernements ni le «big business» des Gafa et d’autres grands acteurs. Notre mission est de garantir un Internet ouvert. Nous sommes armés pour le faire dans l’accès aux réseaux mais pas aux terminaux. C’est ce qui manque à l’utilisateur, sa liberté de choix se trouve de plus en plus menacée.
Vous avez des exemples ?
Quand Apple fait payer un droit de péage à Spotify face à son propre service musical, Apple Music, il se retrouve juge et partie et peut fausser le jeu de la concurrence. En Italie, une enquête vient d’être ouverte par l’autorité de la concurrence après le refus de Google d’intégrer dans le système Android Auto une application de l’électricien Enel permettant aux conducteurs de voitures électriques de localiser des bornes et de les réserver. Ce ne sont plus seulement quelques start-up qui se font déréférencer leurs applications pour ne pas avoir respecté les règles de ces nouveaux distributeurs tout-puissants. Ce sont également de gros acteurs qui peuvent se faire éjecter de l’écosystème des Gafa pour des motifs opaques. On dit que le logiciel dévore le monde mais les systèmes d’exploitation de ces géants, Android pour Google et iOS pour Apple, qui à eux deux contrôlent quasiment 100 % du marché mondial des smartphones, sont de véritables ogres. Il y a urgence à les réguler.
Faut-il aller jusqu’à démanteler les Gafa, comme de plus en plus de voix le réclament ?
Le démantèlement, c’est la réponse ultime, l’arme nucléaire, il ne faut pas l’exclure mais c’est compliqué. Il me paraîtrait plus judicieux et réaliste de commencer par les réguler. Il faut plus de concurrence afin que les utilisateurs aient réellement le choix. C’est ce que l’on a fait dans les télécoms et cela fonctionne, le marché français est parmi les plus compétitifs d’Europe, avec des investissements des opérateurs en nette hausse. Les infrastructures que sont devenus les systèmes d’exploitation doivent être ouvertes, un peu à la manière de ce que l’on avait fait avec le dégroupage en garantissant aux nouveaux opérateurs l’accès au réseau historique de France Télécom. Cela a permis des innovations que personne n’avait anticipées : l’arrivée des box, la télévision par Internet, etc. Entre le laisser-faire et le démantèlement, il y a une voie médiane, c’est celle de la régulation.
Comment peut-on s’y prendre ?
L’Arcep a déjà émis un certain nombre de propositions de manière à garantir cette liberté de choix de l’utilisateur, qui doit rester le seul arbitre de la concurrence entre les innovations. Il y a différentes raisons structurelles liées à la nature et au fonctionnement même d’Internet qui expliquent que ses principaux acteurs soient devenus des géants : les effets de réseau avec le phénomène du «winner takes all», les rendements croissants des investissements, etc. C’est la course au monopole et à la rente technologique. Mais ce n’est pas parce que l’on connaît ces effets de masse critique dans l’économie du numérique, avec cette tendance de fond à la structuration du marché autour de très gros acteurs, que le consommateur doit se trouver privé de la liberté de choisir, et les outsiders empêchés d’innover. Apple, pour reprendre cet exemple, a le droit de proposer un service musical mais il doit respecter un principe de neutralité.
Ces grands acteurs se défendent en expliquant que la concurrence reste à un clic…
Oui sauf que le problème, c’est qu’ils rachètent le clic ! Et lorsqu’ils abusent de leur position dominante pour en faire un effet de levier d’un marché sur un autre, des innovations alternatives sont étouffées dans l’œuf. On sort du paradigme schumpéterien de «destruction créatrice», c’est très dangereux. Je note d’ailleurs que nous ne sommes pas seuls à porter ce combat sur les terminaux, le sujet a beaucoup gagné en visibilité ces derniers mois depuis que l’Europe a sanctionné Google pour l’abus de position dominante d’Android sur le marché des systèmes d’exploitation mobile. Il y a des initiatives en Italie où, comme l’a expliqué un parlementaire en pointe sur le sujet, ce n’est pas au gardien d’un immeuble de décider quels sont les plombiers qui ont le droit d’intervenir dans les appartements. La Corée du sud a réussi à faire supprimer les applications pré-installées sur les smartphones et aux Pays-Bas, l’autorité de la concurrence propose de passer à une régulation des terminaux. Les lignes bougent.
Parmi les terminaux, il y a également les nouveaux assistants vocaux domestiques. Comment garantir leur neutralité alors qu’ils sont commercialisés par des géants comme Amazon ou Google qui ont tout pouvoir de choisir les contenus qu’ils mettent en avant, que ce soit pour le choix du service météo, d’information, les achats dans le e-commerce ?
Après les smartphones, ces terminaux toujours plus intelligents que l’on va également retrouver sous une autre forme dans les voitures ou les objets connectés laissent entrevoir un monde dans lequel les risques de limitation seront toujours plus grands, dans des environnements plus ou moins clos et parfois non compatibles entre eux. La commande vocale, c’est certain, est le prochain grand sujet, et le fait que ces appareils soient basés sur des intelligences artificielles dont la logique échappe à ses utilisateurs rend les choses encore moins transparentes. Comme s’en est récemment fait l’écho la présidente de Radio France, Sibyle Veil, ces équipements commandés par la voix vont pouvoir demain orienter les utilisateurs dans leurs accès aux produits, aux services et à l’information. Or il n’existe aucune règle susceptible de les réguler aujourd’hui et il y a donc également un enjeu culturel pour les médias.
Y a-t-il un sens à proposer une réponse française, qui sera forcément très limitée, sur ce sujet ?
A court terme, j’ai proposé au ministre de la Culture, Franck Riester, d’inclure ce sujet dans sa future loi audiovisuelle. Cela peut être une première réponse nationale mais il est évident que le bon échelon d’intervention ne peut être qu’européen. En agissant, la France, qui a fait de la régulation des Gafa notamment sur le plan fiscal un sujet prioritaire, pourrait être une force d’entraînement pour pousser ce sujet au niveau de l’UE. Notre rôle à l’Arcep, c’est d’alerter et d’être une force de proposition. Après, c’est aux politiques de décider.
Propos recueillis par Christophe Alix