Révélé par la crise sanitaire, le rôle vital des réseaux de communication donne un relief nouveau aux enjeux de régulation des télécoms. Aux critères « traditionnels » de couverture et de qualité de service sur le mobile, la fibre et le cuivre s’ajoute un nouvel enjeu majeur, celui de l’impact du numérique sur l’environnement. Des chantiers que la nouvelle présidente aborde avec un œil rivé sur les collectivités et un autre sur l’Europe.
Vous prenez vos fonctions dans un contexte qu’aucun autre président de l’autorité n’a connu : la crise sanitaire a mis en avant le rôle central que jouent les réseaux et le numérique dans nos vies. Dans ce cadre, quels sont vos chantiers prioritaires ?
L’usage du numérique est selon moi incontournable depuis plusieurs années déjà. Cela fait partie de la vie. Bien sûr, la crise sanitaire a accéléré et généralisé les pratiques dans l’éducation, la vente en ligne, les visioconférences, la télémédecine…
On comprend bien dès lors, face à l’accélération des usages, l’exigence des citoyens et des entreprises d’avoir des réseaux de qualité, fixes ou mobiles, accessibles et à des tarifs compétitifs. Ces attentes sont la base des enjeux de la régulation pour l’Arcep dans le secteur des télécommunications.
Et la priorité, c’est de se pencher sur les territoires qui sont encore mal couverts. Pour cela, les relations avec les collectivités territoriales, acteurs clés de l’aménagement numérique du territoire, est indispensable à l’Autorité. Nous avons instauré un dialogue permanent avec celles-ci pour alimenter nos réflexions et nos travaux. L’Arcep organise d’ailleurs le 8 avril 2021 sa conférence annuelle dédiée aux « Territoires connectés » : une matinée de débats sur les grands chantiers de couverture fixe et mobile.
La dépendance aux réseaux de communication révélée par la crise sanitaire éclaire sous un nouveau jour les attentes des élus locaux et des citoyens vis-à-vis des engagements de déploiement des opérateurs, qui ne sont pas toujours tenus. Sur ce plan, allez-vous durcir le ton, qu’il s’agisse du New Deal mobile, des engagements dans les zones AMII/AMEL (*) ou des RIP(**) ?
Il n’y a jamais eu un niveau d’investissement et de déploiement aussi important en France dans les télécoms. En 2020, malgré la Covid, on a déployé en France près de six millions de lignes en fibre optique, contre environ 5 millions en 2019. En zone AMII et en zone AMEL, les opérateurs ont pris des engagements de déploiement qui ont été rendus opposables par le gouvernement, après avis favorable de l’Arcep. L’Arcep en assure le suivi et le contrôle, mais c’est au gouvernement et aux collectivités concernées de dire, au vu du suivi factuel établi et publié par l’Arcep, s’ils estiment que le « compte y est » ou non et s’ils souhaitent que l’Arcep engage des procédures formelles. Aujourd’hui, la machine industrielle tourne à plein, mais il y a des problèmes de formation des intervenants sur le terrain et des enjeux de procédure et de process à améliorer. Il faut régler ces problèmes.
L’importance des réseaux a également fait de la qualité de service un enjeu primordial. Or, de nombreux élus ont pointé des problèmes de qualité de service sur la téléphonie mobile, sur la fibre et sur le cuivre. Faut-il renforcer les obligations des opérateurs en termes de continuité de service et de garantie de temps en rétablissement ?
J’ai toujours été favorable aux engagements de qualité de service qui correspondent aux attentes des gens, notamment en termes de temps de rétablissement du service. Dans ces attentes, il y a trois cas de figure : le cuivre, le mobile et la fibre. Sur le cuivre, il n’y a plus d’opérateur de service universel désigné depuis fin 2020. Après les conclusions de la mission de Célia de Lavergne [députée de la Drôme], nous sommes dans l’attente des décisions du gouvernement – qui a la responsabilité du cahier des charges du service universel et du processus de désignation de l’opérateur.
Sur le mobile, nous menons des campagnes de mesure de qualité de service. Globalement, dans notre dernier observatoire, la qualité de service s’est améliorée dans la France entière, tous opérateurs confondus.
Nous vérifions aussi les objectifs de couverture des opérateurs. Nous allons commencer une campagne pour vérifier ces objectifs le long des axes routiers prioritaires, dans le cadre du New Deal mobile. Sur la fibre, les opérateurs doivent introduire des engagements contractuels sur des niveaux de qualité de service d’ici le mois d’avril en application de la nouvelle décision « fibre » de fin 2020, et vont désormais publier régulièrement une série d’indicateurs de qualité de service.
Vous avez suivi depuis longtemps, comme députée et élue locale, le déploiement de l’ADSL, puis de la fibre. Aujourd’hui, on a l’impression que le fossé se creuse entre les annonces officielles de déploiement et de couverture (fibre/mobile) et la perception qu’en ont sur le terrain les élus locaux et les habitants. Comment combler ce fossé ?
Les exigences des citoyens relayées par les élus sont amplifiées parce que, dans les territoires ruraux, les enjeux de connexion sont devenus de plus en plus importants. C’est presque devenu le premier sujet de préoccupation des Français, avec les enjeux de santé. Je trouve, de manière objective, que le fossé ne s’est pas creusé. C’était bien pire il y a cinq ans. Il n’y avait aucune information. L’Arcep a mis en place des outils cartographiques pour savoir quel type et quelle qualité de couverture, fixe ou mobile, on a à tel ou tel endroit : « Mon réseau mobile », « Carte Fibre » et « Ma connexion internet ».
Globalement, à ce jour, les opérateurs tiennent leurs engagements de déploiement pris dans le cadre du New Deal mobile. Aussi, grâce à la monreseaumobile. fr et à notre tableau de bord du suivi du New Deal mobile, nous avons considérablement amélioré la connaissance des citoyens.
Mais les cartes de couverture mobile sont faites sous la forme de modélisation et ne correspondent pas exactement à ce que ressentent les citoyens.
Je suis particulièrement sensible à sujet. Je vais tout faire pour enrichir les cartes de couverture et en améliorer la précision. Depuis l’année dernière, l’Arcep a augmenté l’exigence de fiabilité des cartes. Pour qu’une zone puisse être déclarée couverte par un opérateur, il faut que dans au moins 98 % des tentatives de connexion (contre 95 % jusqu’ici), un utilisateur puisse accéder au réseau, c’est-à-dire passer un appel ou télécharger un petit fichier. La transparence vis-à-vis des citoyens sera pour nous un enjeu essentiel.
Un autre sujet qui vous tient à cœur, c’est l’empreinte environnementale du numérique. Un rapport de l’ADEME estime le numérique responsable de 4 % des émissions de GES. L’Arcep a formulé 11 propositions pour conjuguer développement des usages et réduction de l’empreinte écologique du numérique. Où en êtes-vous de leur mise en œuvre ?
L’Arcep peut être fière d’avoir initié le débat dès 2020, en annonçant ses travaux sur ce sujet. Nous avançons avec le gouvernement et avec l’agenda parlementaire, qui ont tous deux rejoint à la fois nos constats et nos travaux.
Dans la feuille de route « numérique et environnement » du gouvernement, publiée le 23 février dernier, plusieurs mesures rejoignent les propositions du rapport de l’Arcep. La première porte sur une concertation avec les opérateurs télécom, les distributeurs et les plateformes pour voir quelles sont leurs actions en matière de développement durable et de numérique responsable, dans le but d’obtenir des engagements de leur part. Un autre point qui rejoint les propositions de l’Arcep porte sur la formalisation de codes de conduite. Pendant la crise sanitaire, l’Arcep a déjà fait passer des messages en disant par exemple qu’il valait mieux utiliser le Wifi que la 4G lorsque vous êtes chez vous. Il est important que les citoyens soient informés sur leur empreinte numérique.
Une autre mesure renforce notre pouvoir de collecter les données pour la mise en place d’un baromètre environnemental. Nous allons également mener une étude qui doit évaluer l’impact des pratiques commerciales du marché des téléphones mobiles sur son empreinte environnementale.
La question du numérique et de l’environnement est également un sujet que nous portons au niveau européen au sein du BEREC (organe des régulateurs européens), afin que le sujet y soit pris en compte en termes de régulation.
Les « externalités négatives » du numérique sont largement documentées et circulent beaucoup plus que les « externalités positives », dont certaines sont encore à démontrer. Comment comptez-vous avancer sur ce plan ?
Il y a eu beaucoup de travaux sur la consommation d’énergie du numérique, qui est croissante, parce que l’usage du numérique est également croissant. Cela s’est fait sans mettre en balance les externalités positives qu’on peut trouver. La première externalité positive, c’est qu’on a pu continuer à fonctionner en plein Covid.
On a pu faire du télétravail, de l’éducation distancielle, du click and collect pour le e-commerce… Sans le numérique, les conséquences économiques seraient terribles. Le développement massif de la téléconsultation durant la crise Covid permet aujourd’hui d’avoir une offre de soin à distance que les Français ont plébiscité pendant le confinement. On ne peut pas envisager la résilience d’un pays sans le numérique. La vie démocratique a continué aussi à fonctionner grâce au numérique.
Une enquête récente de l’Ipsos montre que, malgré l’utilité avérée des outils numériques, la technophobie (contre la 5G, notamment) gagne du terrain. Quelle est votre lecture de ce paradoxe ?
Le rôle de l’Arcep est d’apporter à travers son site des éléments d’information factuels, scientifiques et objectifs, pas de participer à ce débat de société. Derrière cette technophobie, il y a de la pédagogie à faire, et nous, nous contribuons à cette pédagogie en expliquant le fonctionnement du réseau 5G.
Plusieurs villes ont décrété des moratoires sur le déploiement de la 5G sur leur territoire. Pour le lancement à venir des services 5G sur la bande des 26 GHz, comptez-vous organiser des débats sur les questions de l’impact environnemental et des risques sanitaires ?
L’impact et le risque sanitaire sont dans les compétences de l’Anses, qui doit rendre une étude en mars. Dans la feuille de route du gouvernement mentionnée plus haut, le cabinet du premier ministre propose toutefois une aide de cadrage à destination de l’Arcep pour l’attribution de prochaines bandes de fréquences 26 GHz et nous demande de définir les « voies et les moyens de prise en compte des critères environnementaux dans les critères d’attribution des prochaines bandes de fréquences ». Nous allons donc bien évidement réfléchir à ce sujet.
A travers le Digital Services Act et le Digital Market Act la Commission Européenne veut réguler les géants du numérique, alors qu’aux Etats Unis, certains députés militent plutôt pour un démantèlement de certaines de ces entreprises. Quelle est votre ligne de pensée ?
La proposition du Digital Market Act et du Digital Services Act est une très grande bonne nouvelle. La Commission Européenne a déjà infligé des sanctions pour pratiques anti-concurrentielles aux géants de l’Internet. Que ce soit pour eux ou pour d’autres, c’est une bonne chose que la Commission réalise que le cadre actuel du droit de la concurrence n’est pas suffisamment réactif et agile pour réguler les grandes plates formes systémiques du numérique. Il faudrait davantage d’outils juridiques pour procéder à une véritable régulation dynamique ex-ante des plateformes numériques structurantes, afin notamment que les citoyens et entreprises européens ne restent pas enfermés dans des écosystèmes cloisonnés. Cela n’existe pas encore dans le Digital Market Act. Nous y travaillons également au niveau européen avec le Berec.
L’Arcep vient d’accorder à Starlink une autorisation de fréquences pour son service d’internet par satellite. Outre l’opposition que suscite ce projet auprès des astronomes et de certains élus locaux, n’est-ce pas aussi une manière de « lâcher » les zones les plus isolées et les plus coûteuses à couvrir ?
Non. Le gouvernement a pour objectif de fibrer l’ensemble des Français d’ici 2025 ; cet objectif n’est pas remis en cause. L’offre de cet acteur – qui a présenté un dossier complet dans un cadre autorisé - sera complémentaire.
Il est possible que certains Français, en attendant la fibre chez eux, prennent cette offre-là comme d’autres prennent la 4G fixe aujourd’hui. C’est le citoyen consommateur qui choisira.
(*) Zone AMII : zones moins denses couvertes par l’initiative privée des opérateurs qui ont répondu aux Appels à Manifestation d’Intention d’Investissement
Zones AMEL : zones rurales où l’on « invite » les opérateurs déployer à travers des Appels à manifestation d’engagements locaux
(**) Réseaux d’Initiative publique, les projets de déploiement sont portés par les collectivités
Propos recueillis par Ariel Gomez et Nelly Moussu
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• L’interview sur le site de Smartcity Mag