Des antennes mobiles brûlent et des câbles sont coupés. Derrière ces actes de vandalisme inadmissibles, ce qui se joue n’est pas le simple refus de la technologie. Nous devons écouter une interrogation plus vaste, qui touche au cadre économique et institutionnel des nouvelles technologies dans leur ensemble. Et si les réseaux de communications sont visés, c’est sans doute qu’ils sont vus comme les veines et les artères d’un système considéré comme irrespectueux de l’humain et de son environnement naturel.
Ancien monopole public, le déploiement des réseaux est désormais largement le fruit du marché. C’est un fait. Est-ce à dire qu’il est libéré de toute bride, qu’il se développe au gré des intérêts purement privés et contre la volonté collective ? Non car le marché des télécoms est régulé. L’Etat est toujours là. Il définit les règles du jeu, développe des programmes de solidarité et dessine par la régulation la physionomie d’un marché qui sert d’abord les Français. Et c’est l’Arcep, que l’on qualifie souvent de gendarme des télécoms, qui agit au quotidien auprès des opérateurs, avec pour seul mot d’ordre de veiller à ce que les réseaux de notre pays se développent comme un bien commun.
Conduire le marché
Au moment où les réseaux télécoms vont connaître des évolutions technologiques importantes, dont la 5G n’est qu’une des composantes, il nous faut conforter et sans doute compléter ce modèle de la régulation. S’assurer par un cadre solide que nos technologies de communication se déploient en tirant le meilleur des deux mondes, l’innovation et l’initiative du marché et l’exigence d’intérêt général portée par la puissance publique.
Le cadre de régulation des télécoms est une construction sur plus de vingt ans, qui a fait ses preuves. Il a d’abord permis l’installation d’une concurrence vigoureuse, grâce à laquelle les consommateurs français bénéficient des prix d’abonnement internet et mobile les plus bas d’Europe. Le déploiement des infrastructures de notre pays connaît aussi depuis quelques années une très forte accélération (+40% du montant d’investissements annuels), au bénéfice des territoires périurbains et ruraux. Grâce à la mobilisation de tous - opérateurs, collectivités locales, gouvernement, régulateur - notre pays rattrape son retard sur la couverture en 4G et en fibre optique. Autre dimension essentielle, la neutralité du net, qui vacille aux États-Unis, mais que nous maintenons fermement en France, pour qu’internet reste un espace ouvert à toutes les expressions et les innovations.
Tous ces acquis n’ont pas été de soi. Si la régulation s’appuie sur la dynamique du marché, elle doit aussi régulièrement contrarier et contraindre l’intérêt privé. Les opérateurs télécoms sont des acteurs puissants et ils défendent leurs intérêts. C’est aussi grâce aux pouvoirs, le cas échéant coercitifs, qui nous sont conférés par la loi, que nous pouvons faire respecter l’intérêt des Français. Régulation n’est pas médiation.
L’environnement, nouvel horizon de la régulation
Désormais, il nous revient d’ouvrir un nouveau chapitre de la régulation : celui de l’enjeu environnemental. Entamés il y a environ un an, nos travaux doivent monter en puissance pour inscrire le secteur des télécoms dans une ambition beaucoup plus claire en la matière. Car nous le savons, les réseaux peuvent connaître des débouchés néfastes : usages énergivores, société de surveillance, gabegie consumériste, mainmise des grandes firmes, instrumentalisation géopolitique. Plus la vitesse de nos communications s’accroit, plus nous avons l’impression que la technologie nous échappe, et nos vies avec.
Depuis quelques mois, la 5G est devenue la cible de ces critiques. Au risque de déplaire, la France ouvrira pourtant la voie à la 5G. Non pas seulement par un impératif économique ou européen. Mais parce que c’est notre devoir de développer les possibilités d’échange et de partage du pays par l’évolution constante de ses infrastructures de communication. L’Arcep ne répètera pas le retard pris au démarrage de la 4G, qui a trop longtemps privé les Français de réseaux de qualité et dont le déploiement dans la ruralité reste une priorité.
N’oublions pas combien les réseaux démultiplient la capacité des hommes et des femmes à tisser des liens, à mettre des savoirs en partage, à coopérer, à s’entraider - comme l’ont bien montré les innombrables initiatives citoyennes ces derniers mois -, à produire ou plutôt coproduire du commun. Comme le dit le juriste américain Yochai Benkler, « la technologie instaure des espaces de faisabilité pour les pratiques sociales ». Elle nous plonge dans l’inconnu parce qu’elle sera ce que nous en ferons. Nul ne pourra prédire quel Wikipedia, quel réseau social, quelle manière de communiquer tirera profit de la 5G.
Mais une chose est sûre, et c’est une ambition que nous partageons avec beaucoup de critiques de la 5G, pour nous prémunir de tous les méfaits que la technologie peut convoquer, nous devons en reprendre le contrôle. Non pas à travers un retour de balancier qui rendrait aux États la supervision des communications. Mais par un contrôle citoyen, une régulation en osmose avec la société qui puisse agir comme son bras armé pour poser fermement ses conditions au marché, à commencer par le respect de l’environnement.
Des étapes à construire ensemble
Pour cela, nous faisons le choix d’ouvrir la 5G en procédant par étapes. Les nouvelles fréquences libérées vont voir leur cadre d’utilisation évalué régulièrement, au travers de clauses de rendez-vous dont la première échoit en 2023. Ce que nous ambitionnons, c’est d’apprendre de chaque phase du processus pour l’enrichir en continu. Non pas en opposant des théories en chambre mais en partant des retours d’expérience concrets.
En parallèle de cette première étape, et au-delà de la seule 5G qui cristallise l’attention, nous lançons ce jour une plateforme de travail, ouverte et transparente, couvrant les enjeux environnementaux des technologies. Nous posons la question : « Quels choix pour un numérique soutenable ? ». J’en appelle à tous les acteurs qui se sentent investis en la matière : c’est le bon tempo pour bâtir ensemble un cadre de développement des réseaux de communication qui n’oppose pas le foisonnement des expressions et des innovations à l’impérieuse exigence environnementale. L’ambition de cette plateforme ? Dessiner ensemble une technologie choisie, et non subie.
Après une série d’ateliers techniques, qui s’étalera sur les prochains mois, nous proposons de publier un premier rapport en fin d’année qui se composera de trois volets : d’abord des données, ce dont nous manquons aujourd’hui cruellement pour poser tant un diagnostic qu’une ambition, sous la forme d’un baromètre vert, ensuite des contributions ouvertes, qui permettront à chacun de s’exprimer, quel que soit le point de vue, enfin des propositions pour aller plus loin. Ces dernières devront à notre sens porter non seulement sur les réseaux, mais aussi sur les terminaux et les usages, qui sont les véritables moteurs de la consommation numérique et de son empreinte environnementale.
Avant de conclure, rappelons que l’enjeu environnemental, aussi essentiel soit-il, n’épuise pas toutes les dimensions de l’évolution des réseaux. La question sanitaire et des niveaux d’émission, celle de la couverture équilibrée du territoire, de la vie privée, de la sécurité ou encore de la clarté des offres commerciales, constituent des chantiers importants sur lesquels les pouvoirs publics sont au travail, bien au-delà de la seule Arcep.
Nous sommes certainement à un moment décisif du développement des technologies. Plus que jamais, la technologie est politique. Instrument de domination pour les uns, de surveillance pour les autres, l’Europe et la France s’honoreraient en s’engageant en la matière dans une voie humaniste et écologique. Ni l’État seul, ni le marché seul, ni la société civile seule n’y parviendront. Faisons œuvre commune.