Censée être commercialisée en 2020, la 5G n'avancerait que trop lentement en Europe. Dans un entretien, Sébastien Soriano se dit inquiet du manque de vision des opérateurs français sur ces réseaux, malgré des freins réglementaires considérés comme limités. Il se dit tout de même sceptique face à l'accord européen signé il y a quelques jours.
Au Mobile World Congress de Barcelone, fin février, la 5G était sur toutes les lèvres. Très haut débit mobile pour smartphones, réseaux maillés, support de milliards d'objets connectés via des connexions bas débit, qualité de service renforcée pour usages critiques (comme la chirurgie en ligne), industrie 4.0...
L'évolution est majeure et les expérimentations techniques vont bon train chez les opérateurs, qui atteignent jusqu'à 70 Gb/s en laboratoire entre deux antennes. Lors du salon, l'enthousiasme affiché par le secteur était pourtant teinté d'inquiétude pour certains acteurs européens.
C'était le cas de Stéphane Richard, le PDG d'Orange, qui s'est plaint d'une régulation trop lourde pour une introduction rapide de ces nouvelles technologies. L'Europe serait même à la traine, alors que la commercialisation doit débuter en 2020. Mais à la mi-janvier, le régulateur des télécoms, l'Arcep, a ouvert un guichet pour des pilotes 5G, sur Bordeaux, Douai, Grenoble, Le Havre, Lille, Lyon, Montpellier, Nantes et Saint-Étienne.
Ouvert à tous les acteurs, il est destiné à tester de nouveaux modèles économiques, à moins de deux ans de la mise sur le marché de ces réseaux. Pour leur part, la Commission européenne, le Parlement et le Conseil européens viennent de s'accorder sur l'attribution des licences 5G, fixées sur une durée de 20 ans.
Sébastien Soriano, le président de l'Arcep et ex-chairman du Berec (qui regroupe les autorités nationales des télécoms en Europe), répond à nos questions.
Des pays comme la Corée du Sud et le Japon ont commencé à déployer des réseaux. Hier, le trilogue européen a (à peine) décidé d'harmoniser l'attribution des fréquences entre États membres. N'est-il pas déjà trop tard en France et en Europe ?
Aujourd'hui, mon inquiétude est de savoir si les opérateurs français vont se mobiliser en termes de projets industriels, économiques, de vision de la 5G en France, de chaine de valeur... Je crains un attentisme de leur part.
Mon approche est connue : le régulateur est un enabler [un facilitateur]. Il est là pour donner les armes aux innovateurs, pour faire bouger les lignes. Mais s'il n'y a pas de mouvement des acteurs économiques eux-mêmes, on court le risque d'un retard français sur la 5G.
C'est aussi du fait de cette mobilisation incertaine des opérateurs français que nous avons voulu, à l'Arcep, ouvrir le jeu de la 5G, à travers des pilotes qui ne soient pas uniquement dans les mains des opérateurs. Aujourd'hui, je ne peux pas livrer le destin de la 5G à des acteurs faiblement mobilisés.
La 5G n'est pas qu'un enjeu télécom. C'est un enjeu de mobilisation de l'ensemble de la collectivité, de numérisation de l'économie, d'industrie 4.0, de modernisation de toutes les infrastructures (ports, aéroports, chemin de fer...), de l'industrie automobile via la voiture connectée... Dans ce contexte, nous avons voulu donner la main à tout type d'initiative pour réveiller la belle endormie.
Au MWC, Stéphane Richard a pointé des contraintes réglementaires fortes sur le déploiement de la 5G, qui l'empêchent d'aller à fond sur le sujet...
D'aller à fond vers où ? Aujourd'hui, je n'ai pas de dialogue avec Orange sur la 5G. Je connais ce type de discours, mais je m'interroge : certains acteurs ne prétextent-ils pas des questions réglementaires pour expliquer une appétence somme toute limitée aujourd'hui ?
Je ne veux pas porter de jugement, l'avenir le dira. Je respecte les opérateurs et il n'est pas question d'entrer dans des querelles par voie de presse. Mon enjeu, c'est l'intérêt du pays.
L'Arcep a dépensé beaucoup d'énergie pour que la France rattrape son retard sur la 4G. La situation était catastrophique lorsque je suis arrivé, la France pointant à la 24ème place dans le classement européen. Depuis, la machine à investir est repartie. L'investissement dans les télécoms a augmenté de 30 % depuis trois ans.
J'ai bon espoir, à travers ce réveil de l'investissement et l'accord mobile signé avec les opérateurs, que d'ici 2020, la France revienne dans la première moitié du classement européen de la 4G, voire le premier tiers.
Pour autant, on ne peut pas être dans une posture constante de rattrapage. Maintenant que le secteur est en ordre de marche, il ne faut surtout pas prendre de retard sur la 5G.
C'est la raison pour laquelle nous avons voulu lancer ces pilotes, pour avoir des retours extrêmement rapides sur les modèles de la 5G et mettre en œuvre des attributions de fréquences qui permettent de la lancer à grande échelle, et faire de la France un pays ambitieux et audacieux en matière de connectivité.
Vous ne discutez pas du tout de 5G avec les opérateurs ?
Aujourd'hui, nous n'avons qu'un dialogue technique avec les opérateurs télécoms. Ils répondent poliment à nos consultations publiques, ils font des tests techniques. C'est très utile, mais aucun patron d'opérateur français n'est venu me parler de sa vision de la 5G.
L'Europe est-elle en retard ?
Aujourd'hui, un territoire est nettement en avance sur la 5G, c'est la Corée. Pour le reste, les situations sont assez contrastées.
La Chine sera vraisemblablement assez en avance, puisqu'elle est dans une logique de déploiement de réseau encore massive. Elle s'est organisée autour d'une entreprise qui déploie les sites [mobiles] pour l'ensemble des opérateurs. En intégrant rapidement la 5G dans les standards et l'architecture des réseaux, elle peut être en avance. Parce qu'elle bénéficie d'une sorte de leapfrog (saute-mouton) qui lui permet d'avancer rapidement.
Dans les pays très développés, hors Corée, les États-Unis sont mobilisés, mais ne sont pas en avance. Ils ont identifié les bandes de fréquences, et ils évoquent seulement des usages fixes, a priori minoritaires à terme. Je ne suis pas particulièrement impressionné par leur approche actuelle, dont nous avons discuté avec Ajit Pai, président de la FCC au Mobile World Congress [à Barcelone la semaine dernière].
Concernant l'Europe, il y a le verre à moitié plein et à moitié vide. Le côté positif est qu'il y a un signal fort donné sur un calendrier de la 5G avec des bandes de fréquences identifiées. Cela permettra aux grandes nations de se saisir très rapidement de la 5G.
On s'attend à ce que l'Allemagne, l'Italie, la Grande-Bretagne, la France se lancent dans la précommercialisation de 5G... pour une commercialisation à une échelle significative dès 2020.
Le verre à moitié vide, c'est que l'accord politique obtenu en trilogue fait une grande victime : l'harmonisation. Toutes les dispositions prévues pour une attribution homogénéisée du spectre entre les autorités [nationales], sur le calendrier, les conditions de déploiement, les conditions économiques, les objectifs de couverture... Tout cela est largement passé par pertes et profits.
Le système ancien demeure, dans lequel chaque État définit sa stratégie, de manière indépendante, dès lors qu'elle respecte le cadre européen. C'est cette situation qui avait mené en 2000 à des enchères astronomiques et désordonnées sur la 3G.
Comment expliquez-vous ce choix ?
Je ne vais pas tellement l'expliquer... Des positions assez conservatrices ont été exprimées, notamment au niveau du Conseil [où siègent les États] par certains grands pays autres que la France.
Ça n'a pas été la priorité du Parlement. Il s'est focalisé sur la durée des licences, ce qui me paraît être un débat déplacé, plutôt que sur les conditions d'attribution, qui ont été une impasse. Comme dans toute négociation, des sujets passent avant d'autres.
Le Berec [qui regroupe les autorités nationales des télécoms, comme l'Arcep] n'a pas attendu les colégislateurs. Il a fait de la 5G l'élément-clé de son programme de travail, sous la présidence de mon successeur Johannes Gungl, de l'Autriche.
On travaillera cette année à une position commune sur la manière de gérer ces attributions de fréquences 5G. C'est de l'harmonisation souple, sur une base volontaire, indépendamment de la réforme du cadre européen.
Donc le Berec assure le travail d'harmonisation qu'a oublié le législateur ?
On le fera, mais avec une portée qui ne sera pas la même.
Johannes Gungl disait en février vouloir lever des barrières réglementaires à la 5G, notamment sur l'urbanisme. Le suivez-vous là-dessus ?
C'est le chairman, donc ce qu'il dit est représentatif du Berec. Un premier travail a été mené au niveau européen, à travers la directive BB Cost de 2014, pour réduire les coûts des déploiements haut et très haut débit.
La directive fait en sorte que les infrastructures ferroviaires, portuaires, aéroportuaires ou les réseaux (d'eau, d'énergie...) ouvrent leur génie civil aux opérateurs télécoms, pour faciliter le déploiement de leurs réseaux.
Un second pas à franchir sera sûrement de faciliter l'installation des antennes de manière plus large. Des questions d'urbanisme vont se régler. Il n'y a pas de disposition en ce sens dans le futur Code européen des télécoms. Ce sera donc à chaque État de régler cette situation.
Mounir Mahjoubi a indiqué au MWC que le gouvernement travaille sur ce sujet. Un document a été mis en consultation publique en décembre, un premier atelier a été mené par la Direction générale des entreprises (DGE) le 8 février. La loi Elan, portée par Jacques Mézard et Julien Denormandie, doit aussi faciliter le déploiement des réseaux. À Bercy, Delphine Geny-Stefann suit aussi le dossier de près.
En 2016, quand le Berec rédigeait ses lignes directrices sur la neutralité du Net, les opérateurs européens ont mené un chantage à la 5G. Ils la jugeaient incompatible avec la segmentation des réseaux pour des besoins de qualité de service (network slicing). Depuis, le Berec a ouvert un dialogue avec la GSMA (l'association de l'industrie mobile) pour identifier des blocages concrets liés à la neutralité du Net. Où en est-il ?
Nous avons eu une première réunion technique fin 2017, sous ma présidence [du Berec]. À Bruxelles, nous avons rencontré des personnes de la GSMA en charge des questions réglementaires. Nous leur avons dit que nous ne voyions pas de problème, et leur avons donc demandé ce qu'ils voulaient.
Ils nous ont dit vouloir être rassurés sur la compatibilité de la 5G avec la neutralité du Net. Nous leur avons répondu que, dans nos lignes directrices, une note de bas de page indique bien que le " network slicing " ne pose pas de problème en lui-même. Ce n'était pas assez précis pour eux, nous leur avons donc demandé des cas pratiques sur lesquels nous prononcer.
Nous avons ensuite eu une réunion plénière [au MWC] de deux heures à Barcelone, le lundi matin, avec les deux tiers du Berec et des représentants de la GSMA (Vodafone, Orange, Deutsche Telekom, Telefonica ...). Sur la neutralité du Net, nous sommes arrivés à une discussion similaire. On a simplement avancé d'un cran : quand nous avons demandé des cas d'étude, ils nous ont répondu ne pas vouloir être microgérés...
Je les ai donc mis face à un choix : soit ils veulent de la prévisibilité, auquel cas ils nous fournissent des cas concrets, soit ils se lancent comme ils le souhaitent et on ajustera par la suite. Aujourd'hui, le Berec ne peut pas être plus ouvert ou plus rassurant !
Je n'ai jamais vu un seul régulateur européen dire qu'il pouvait y avoir un problème entre la 5G et la neutralité du Net. Tout le cadre européen sur la neutralité est conçu pour donner de la flexibilité aux opérateurs. Par exemple sur le zero rating [l'exemption du décompte de données mobiles pour un service, autorisée par défaut en Europe], cette flexibilité nous a beaucoup été reprochée, mais elle doit être regardée en ayant en tête la concurrence entre les opérateurs. Les pratiques sont aussi sanctionnées par le marché. La concurrence, que nous avons en Europe, est une précieuse corde de rappel en plus des règles de neutralité du Net.
Donc, en tant que régulateurs, nous sommes un peu gênés d'entendre ce discours d'acteurs économiques sur des problèmes réglementaires, qui ne sont pas documentés, pas étayés. On a un peu peur d'un discours théorique, destiné à masquer ce qui pourrait être un manque d'ambition industrielle des opérateurs.
En novembre, Didier Casas s'est dit jaloux du " bac à sable réglementaire " ouvert par l'Arcep aux start-up. Il demandait un équivalent pour les opérateurs.
Il y en a un. Les télécoms sont le seul domaine régulé en France à avoir un bac à sable réglementaire. Ce bac à sable est ouvert à tous, y compris aux opérateurs. Je suis donc d'accord avec Didier Casas, et je l'invite à déposer un dossier !
Recevez-vous des sollicitations d'autres acteurs que les télécoms pour tester la 5G ?
Jusqu'à l'ouverture de notre guichet pilote [à la mi-janvier], nous n'avons reçu que des demandes d'expérimentations techniques ; soit poser deux mâts et tester le signal. Elles sont nécessaires, mais ne nous aideront pas à tester les modes de déploiement de la 5G.
Dans notre guichet pilote, nous ne voulons pas des expérimentations, mais des déploiements grandeur nature, comme un hôpital, un port ou une portion d'autoroute connectés. L'idée est d'avoir des enseignements, pas seulement sur la technologie, mais sur les modèles économiques, sur qui est prêt à payer pour la 5G, et pour faire quoi. C'est la question fondamentale.
Oui, nous recevons des sollicitations d'autres mondes que les télécoms, de métropoles ou d'acteurs verticaux industriels par exemple. Nous allons aussi aller vers eux, car les industriels ne nous voient pas encore spontanément.
On vise une grande attribution de la 5G, avec deux à trois bandes de fréquences attribuées (3,5 GHz, 26 GHz et probablement 1,4 GHz). Ce sera un grand rendez-vous, comme le secteur n'en a pas connu depuis les bandes 800 MHz et 2,6 GHz, en 2011, pour la 4G.
L'Arcep et le gouvernement dessineront les contours de la 5G. Nous sommes dans notre rôle d'architecte, pour délimiter les blocs de fréquences, définir les obligations de couverture et de qualité de service (par exemple sur les routes pour la voiture connectée), cadrer les modèles de déploiement des réseaux (nous nous attendons à ce qu'une partie soit déployée en commun, par exemple les smallcells en ville) et la stratégie de monétisation des fréquences par l'État.
La 5G n'arrivera qu'en milieu de cette année. On pourra donc lancer la précommercialisation et, une fois les retours en mains, soit fin 2019 ou courant 2020, on pourra mener cette grande attribution des fréquences.
Pour une commercialisation promise en 2020, n'est-ce pas trop tard ?
Non, parce que la précommercialisation se fera très rapidement. Le guichet pilote consiste déjà à donner du spectre et leur permettre de commencer à commercialiser.
Le principal obstacle à la commercialisation n'est pas l'attribution des fréquences, mais leur libération. Sur les 26 GHz par exemple, il y aura un important travail pour la dégager, donc accompagner la migration des usagers actuels. Sur les 3,5 GHz, nous l'ouvrons sur des sites spécifiques, parce qu'elle n'est généralement pas disponible ailleurs.
N'y a-t-il pas une tension entre les obligations importantes de couverture 4G, fixée à 2020, et les investissements pour la 5G ?
Nous voulons le beurre et l'argent du beurre. Nous voulons le rattrapage de la 4G et que la France soit pionnière de la 5G. L'enjeu est d'avoir un calendrier ambitieux sur la 5G.
Comment cela est-il possible ? La première raison est que l'effort d'investissement consenti par les opérateurs sur la 4G est la contrepartie au fait que l'État s'abstient d'augmenter la redevance pour les fréquences, ou de les remettre aux enchères.
La seconde est que le secteur est désormais réveillé, mobilisé. La machine à investir française est repartie dans les télécoms, donc je mettrai toute mon énergie pour que ce ne soit pas une parenthèse enchantée, mais un mouvement durable, qui contribue à l'investissement dans la 5G.
> L'interview sur le site www.nextinpact.com