INTERVIEW - Le risque de saturation est réel. Jean-Ludovic Silicani, président de l'autorité de régulation des télécoms, édicte des règles pour assurer un fonctionnement efficace des réseaux.
Alors que la hausse vertigineuse du trafic et l'usage de la vidéo sur Internet menace les réseaux télécoms d'embouteillage, faut-il donner la priorité à certains contenus ? S'engager dans cette direction reviendrait à remettre en question un principe de base des réseaux, appelé neutralité de l'Internet. Aujourd'hui, cette «Net neutralité» n'a pas été remise en question, mais entre les éditeurs de contenus, qui veulent accéder sans restriction aux réseaux, et les opérateurs qui ne veulent pas être seuls à payer pour construire des réseaux toujours plus puissants, la question de la «neutralité de l'Internet» est devenue un sujet économique et politique majeur. Car si l'Internet se bloque, c'est toute la vie économique qui s'arrête. Alors que l'Arcep publie aujourd'hui les conclusions d'un an de travail approfondi, les députés vont s'emparer du sujet. Jean-Ludovic Silicani, président de l'Arcep, livre en exclusivité ses recommandations.
LE FIGARO. - Êtes-vous favorable à une remise en question de la Net neutralité d'Internet et des réseaux ?
Jean-Ludovic SILICANI. - L'autorité s'est fixée comme but d'identifier les mesures nécessaires pour assurer un fonctionnement efficace des réseaux, en prenant en compte à la fois le principe de la neutralité mais aussi les différentes contraintes qui s'exercent sur les acteurs. Un triple objectif doit être poursuivi : garantir que les fournisseurs d'accès proposent à l'ensemble des utilisateurs, dans le respect des dispositions législatives en vigueur, un accès à tous les contenus, services et applications véhiculés sur les réseaux, de façon transparente et non discriminatoire ; garantir une qualité de service satisfaisante. Enfin, il faut permettre le développement à long terme des réseaux et des services, grâce à l'innovation et au développement des modèles techniques et économiques les plus efficaces. L'autorité entend promouvoir des règles et des bonnes pratiques s'appliquant à toute la chaîne de l'Internet, de façon équitable vis-à-vis des différents acteurs.
La France risque-t-elle une grande panne de l'Internet ?
Pour éviter une grande panne, qui paralyserait toute notre économie et notre société, trois éléments sont nécessaires : de l'investissement, de la concurrence, des règles du jeu. Nous rendons aujourd'hui publics un diagnostic précis et 10 propositions. Si celles-ci sont mises en œuvre, la France aura les moyens d'éviter une grande panne des réseaux. À court terme, ce risque est infime.
Quelle marge de manœuvre doit-on laisser aux opérateurs ?
Les opérateurs doivent pouvoir gérer le trafic et fixer des priorités, mais de façon encadrée : ils doivent respecter les principes de pertinence, de proportionnalité, d'efficacité, de non-discrimination entre acteurs et enfin de transparence. Depuis un an, le travail de l'Arcep a permis de rapprocher deux «camps», au départ, antagonistes. On a dépassé l'affrontement stérile entre, d'un côté, certains internautes libertaires qui militent pour une neutralité totale, et, de l'autre, les opérateurs et les plus grands fournisseurs de contenus qui souhaitent faire ce qu'ils veulent au nom de la liberté économique. Chacun a compris que la puissance publique ne peut se désintéresser de ce bien stratégique d'intérêt général qu'est Internet.
Les opérateurs doivent-ils élargir leur offre et proposer des réseaux dédiés, par exemple pour le jeu, la banque ?
Oui : afin de préserver la capacité d'innovation de l'ensemble des acteurs, tout opérateur télécom doit disposer de la possibilité de proposer des «services gérés», en complément de l'accès à l'Internet, aussi bien vis-à-vis des utilisateurs finaux que des éditeurs de contenus. Cela, sous réserve que ces services gérés ne dégradent pas la qualité de l'accès à l'Internet qui doit demeurer d'un niveau suffisant et à un prix abordable.
En matière d'accès Internet, faut-il imposer un niveau minimum de qualité du service ?
À ce stade, nous ne proposons pas de fixer un seuil de qualité obligatoire, encore moins un niveau de prix. Nous voulons, en revanche, très vite identifier des paramètres clés et définir des méthodes de mesures. Ensuite, ça n'est que si la qualité ainsi mesurée se dégrade que nous interviendrons.
Faut-il conserver la Net neutralité pour l'Internet fixe et la supprimer pour l'Internet mobile qui risque d'être rapidement saturé ?
Les acteurs économiques peuvent évidemment signer des accords, dès lors qu'ils respectent le cadre légal et réglementaire. Il faut ainsi vérifier que ce type d'accord ne méconnaît pas l'intérêt du consommateur et d'autres objectifs d'intérêt général. Les préconisations de l'Arcep s'appliquent à tous les réseaux, fixes et mobiles, sans distinction. Mais il est clair, qu'il faudra davantage de gestion de trafic sur les réseaux mobiles dont la capacité est plus limitée.
Les investissements dans les réseaux doivent-ils être partagés entre les télécoms et les éditeurs ?
Un réseau ne vaut rien s'il n'y a pas de contenus, et inversement un contenu a besoin d'un réseau pour trouver son au-dience. Longtemps, les «termes de l'échange» se sont équilibrés, comme dans un troc, et l'accès au réseau était donc gratuit. Mais depuis quelques années, et de façon croissante, le développement d'Internet est tel que l'échange n'est plus toujours équilibré. L'heure est donc venue d'entrer dans un modèle économique moderne de l'Internet. Pour le moment, nous ne formulons pas de recommandation sur le partage entre opérateurs et éditeurs, car nous connaissons mal les «volumes» échangés et les flux financiers entre ces deux catégories d'acteurs. Nous lancerons d'ici à la fin de l'année une vaste enquête pour mieux connaître et mesurer ces données, puis nous mènerons l'an prochain une analyse des équilibres économiques.
Comment éviter que les opérateurs favorisent leurs propres contenus ?
Les régulateurs nationaux ont les moyens de régler ce type de conflit. Les directives dites «paquet télécoms» renforcent encore ces moyens. L'Arcep pourra régler des différends opposant opérateurs de télécoms et éditeurs de contenus. Un opérateur a le droit de faire de la différenciation entre tel ou tel type de contenu, mais pas de la discrimination : autrement dit, il ne peut procéder à une différenciation que pour des motifs connus et légaux. Notre but est de promouvoir une régulation souple et de recommander des bonnes pratiques. Ça n'est que si cela s'avère insuffisant que nous passerons à une régulation plus prescriptive.
Propos recueillis par Marie-Cécile Renault