Prise de parole - Discours

Intervention de Jean-Ludovic Silicani, président de l'ARCEP, à l'occasion du séminaire "Numérique : investir aujourd'hui pour la croissance de demain", jeudi 10 septembre, à la Maison de la Chimie. - La vision du régulateur. -

Messieurs les Premiers ministres, Madame et Messieurs les ministres,

Mesdames et Messieurs,

 

L’économie numérique, toutes composantes réunies (équipements, services de communications électroniques, contenus numériques), constitue un secteur fondamental pour notre économie : avec un chiffre d’affaires de plus de 100 milliards d’euros, il représente 5 % du PIB et plusieurs centaines de milliers d’emplois. C’est pourquoi, faciliter l’équipement numérique du territoire, notamment via l’accès au très haut débit, fixe et mobile, pour les particuliers comme pour les entreprises, constitue une priorité pour la prochaine décennie. Ce chantier représentera un surcroît d’investissement considérable : plusieurs dizaines de milliards d’euros.

De plus, cet investissement agira par effet de levier pour renforcer la compétitivité de nos entreprises et contribuer au développement de nouveaux services innovants. Ce défi économique est comparable, par son ampleur et par les conséquences qu’il peut avoir sur l’économie, à celui de l’équipement en chemin de fer de la fin du XIXème qui a porté la croissance de la Belle époque, pendant près de vingt ans.

 

Il est donc fondamental de mettre en œuvre une démarche ambitieuse visant à permettre un déploiement rapide du très haut débit. L’action des pouvoirs publics, à laquelle l’ARCEP participe évidemment et activement, doit porter, me semble-t-il, sur trois volets complémentaires : mettre en place un cadre juridique permettant de libérer l’investissement ; faciliter l’initiative privée afin d’accélérer les déploiements ; enfin, mobiliser des fonds publics pour assurer une couverture la plus large et la plus rapide des territoires.

 

Un équilibre pourra ainsi être trouvé entre l’incitation à l’investissement des opérateurs privés partout où c’est possible, gage de concurrence et d’innovation, et l’investissement public, nécessaire là où l’initiative privée sera insuffisante. Cet équilibre devra notamment s’apprécier au regard du cadre juridique national et européen, notamment celui du régime des aides d’Etat.

 

Afin de libérer l’investissement et d’enclencher le déploiement des réseaux de très haut débit, il est tout d’abord essentiel de réussir le fibrage de la zone très dense. Cette zone I, à forte concentration de population, où une concurrence par les infrastructures est économiquement viable au plus près des logements est estimée par l’ARCEP à environ 5 millions de foyers répartis sur environ 150 communes appartenant à 25 agglomérations. Afin de minimiser les interventions dans la propriété privée tout en garantissant un choix pour les utilisateurs, la loi de 2008 de modernisation de l’économie a posé un principe de mutualisation du câblage des immeubles.

Après de nombreux travaux d’expérimentation et des consultations des acteurs du secteur, l’ARCEP a établi un projet de cadre juridique précisant ce principe. Il devrait, après la consultation en cours de l’Autorité de la concurrence et celle de la Commission européenne, puis l’homologation par le gouvernement, entrer en vigueur avant la fin de l’année. Dans le mois qui suivra, les opérateurs de communications électroniques devront rendre publique leur offre d’accès aux réseaux de fibre optique. Le top départ sera ainsi donné en France, début 2010, au cycle d’investissement dans la fibre optique jusqu’aux logements : la plupart des opérateurs s’y préparent déjà activement.

 

Dans une seconde partie du territoire, que l’on peut qualifier de zone " semi-dense ", l’économie des réseaux permet certes un déploiement de la fibre sur fonds privés, mais à condition de mutualiser une partie importante des infrastructures.

Il s’agit donc dans cette zone de déployer un réseau mutualisé, notamment sur la partie terminale qui irrigue les habitations, réseau qui devra être ouvert de façon non-discriminatoire aux différents opérateurs, sous réserve d’un partage des coûts équitable.

Cette mutualisation nécessite une forte coordination entre les acteurs, pour éviter une trop grande hétérogénéité des déploiements et des conditions d’accès. Une seconde phase de travaux et d’expérimentations s’est ainsi engagée, sous l’égide de l’ARCEP, associant étroitement les opérateurs, les collectivités territoriales, la Caisse des dépôts et consignations et les autres acteurs publics concernés, pour en préciser les modalités. Plusieurs expérimentations et études sont actuellement en cours, par exemple dans la région d’Angoulême ou dans l’Ardèche et la Drôme.

 

Différents modèles permettent de favoriser cette mutualisation. En particulier, une intervention publique aux côtés des opérateurs privés peut accélérer les déploiements, par effet de levier. Dans un modèle de co-investissement avec les opérateurs privés, un acteur public pourrait en effet intervenir en capital dans un projet d’infrastructure commune, au côté d’opérateurs privés, en tant qu’investisseur " avisé ". Ce montage peut être mis en place au niveau national, ou au niveau local. Augustin de Romanet abordera sûrement ces points dans quelques minutes. Je ne m’y étends donc pas.

Je citerai simplement, à ce titre, l’exemple de la démarche de Manche Numérique, visant à créer dans le cadre d’une délégation de service public deux réseaux de fibre d'un total de 26 000 prises, sur le territoire de la Communauté urbaine de Cherbourg et celui de la Communauté de communes de l’agglomération de Saint-Lô.

 

Enfin la zone peu dense du territoire (Zone III) présente une rentabilité trop faible pour permettre un déploiement par les seuls opérateurs privés. Une intervention publique sous forme de subventions devient dans ce cas nécessaire, par exemple au travers des réseaux d’initiative publique qui ont été mis en œuvre avec succès en matière de haut débit, selon différentes modalités possibles (DSP, PPP, etc.). Ces initiatives des collectivités territoriales pourront être complétées par une subvention nationale : c’est dans cet esprit que la proposition de loi Pintat qui a été votée par le Sénat le 20 juillet, au rapport du sénateur Retailleau, et qui sera examinée prochainement par l’Assemblée nationale, au rapport de Laure de la Raudière, prévoit la création d’un fonds d’aménagement numérique du territoire. Dans cette zone, l’accès au très haut débit pourra, plus qu’ailleurs, conduire à mobiliser l’ensemble des technologies disponibles, en particulier mobiles, grâce à l’attribution, à compter de 2010-2011, des fréquences du dividende numérique, ou encore grâce aux technologies satellitaires.

 

Mais au-delà de cette segmentation du territoire en trois zones, qui fournit une grille d’analyse utile, permettez-moi d’insister sur quelques points.

 

Il convient tout d’abord d’être prudent sur la définition des frontières entre ces zones. Si la zone I doit être précisément définie, puisqu’il s’agit de fixer le champ d’application géographique du cadre juridique de la mutualisation, la frontière entre les zones II et III dépendra de l’économie des déploiements, insuffisamment connue à ce stade, et de la réussite du co-investissement. Elle ne peut donc être fixée ex ante par une décision administrative. C’est bien le dynamisme ou, à l’inverse, la défaillance du marché qui en déterminera les contours.

 

Par ailleurs, si une intervention publique en zone très dense (zone I) apparaît peu conciliable avec le droit communautaire, notamment avec le projet de lignes directrices de la Commission européenne en matière d’aides d’Etat pour les réseaux de très haut débit, le champ du possible est en revanche plus ouvert en ce qui concerne les zones II et III.

 

De plus, les impératifs d’aménagement du territoire conduiront nécessairement les acteurs territoriaux à engager des projets globaux, concernant ces deux types de zones. Enfin, une intervention des pouvoirs publics en tant qu’investisseur avisé est toujours possible, comme l’illustre le cas du réseau passif CityNet de la ville d’Amsterdam, autorisé par la Commission européenne au motif que la ville d’Amsterdam investissait comme un acteur privé, aux côtés d’acteurs privés dans un réseau rentable. C’est dans ce contexte juridique et économique qu’il conviendra donc de fixer des priorités à l’investissement public dans les zones II et III.

 

De manière plus générale, l’intervention publique devra s’inscrire dans une logique d’aménagement numérique du territoire visant à assurer la cohérence des initiatives publiques et leur bonne articulation avec l’investissement privé. C’est ainsi que la proposition de loi Pintat prévoit des schémas directeurs, réalisés par les collectivités territoriales en association avec les services de l’Etat et les opérateurs. Ces schémas seront l’occasion de souligner l’importance du rôle des collectivités territoriales, notamment en tant que gestionnaire du domaine public. Les collectivités territoriales peuvent d’ailleurs également jouer un rôle direct d’accélérateur de la demande, à travers l’équipement en fibre de leur parc de logement social.

 

Cette démarche d’aménagement numérique des territoires ne doit pas se limiter au très haut débit. Ainsi, dans certaines zones du territoire et sous certaines conditions, des projets de montée en débit, c’est à dire le déploiement de la fibre jusqu’au sous-répartiteur, ou encore le déploiement d’un réseau de collecte en fibre optique desservant des stations radio (WIFI, WIMAX, mobiles), peuvent constituer une étape intermédiaire vers le très haut débit qui se caractérise, quant à lui, par l’arrivée de la fibre optique jusqu’aux logements.

 

Il est toutefois essentiel que les investissements réalisés pour cette " montée en débit " s’inscrivent dans une démarche préparant le déploiement ultérieur du très haut débit et ne remettent pas en cause les investissements déjà réalisés par les opérateurs privés, notamment dans le dégroupage, ce qui constituerait un gaspillage d’investissement sans fondement. Afin de faciliter la mise en place de projets de montée en débit dans de bonnes conditions, l’ARCEP publiera avant la fin de l’année, après consultation des acteurs, des recommandations ; celles-ci constitueront une " boîte à outils " à la disposition des collectivités locales et des opérateurs.

 

Enfin, et pour conclure, je soulignerai que la distinction entre ces trois zones ne doit pas conduire à un déploiement trop séquencé : en effet, si le déploiement de la fibre est un chantier de longue haleine, qui débutera par les zones les plus denses, il est essentiel de lancer dès à présent les travaux préliminaires pour préciser les conditions du déploiement sur l’ensemble du territoire. Nos concitoyens peuvent comprendre que tout le monde n’ait pas accès au très haut débit immédiatement et en même temps, en revanche ils ne sont pas prêts à admettre un étalement excessif dans le temps. A cet égard, l’emprunt d’Etat, en accélérant l’investissement, permettra de renforcer non seulement la croissance mais aussi la solidarité entre les territoires.