Pour Sébastien Soriano, patron de l’Arcep, le gendarme des télécoms, il faut ouvrir le débat sur les enjeux sociétaux posés par cette nouvelle technologie.
A l’occasion, mardi 14 janvier, des voeux de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), son président, Sébastien Soriano, dresse au Monde un panorama des grands chantiers à venir pour l’autorité du secteur des télécoms.
Quels vont être vos grands dossiers des prochains mois ?
Nous avons d’abord les chantiers de déploiement des infrastructures. Le secteur est engagé dans un cycle d’investissement lourd, qui se poursuivra avec le lancement de la 5G, la grande affaire sur le plan stratégique pour les opérateurs. Les attributions de fréquence seront un rendez-vous très important. Cela fait neuf ans que l’Arcep n’a pas réalisé une attribution aussi structurante pour le marché.
L’autre grand chantier, c’est la fibre. Nous espérons annoncer plus de 4 millions de prises construites en 2020. Nous allons en parallèle nous pencher sur l’extinction du réseau cuivre. Concernant la 5G, nous prenons conscience que la technologie pose de nombreux enjeux et nous entendons jouer un rôle.
Les discussions avec le gouvernement à propos de l’attribution des fréquences 5G ont été particulièrement longues. Ont-elles été également difficiles ?
Il est normal et sain que ces attributions fassent l’objet de débats. Le spectre est la propriété des Français. Il y a eu des allers-retours, mais il faut relativiser. Les attributions de fréquences 3G et 4G avaient aussi donné lieu à des débats intenses. L’essentiel est que nous sommes parvenus à un compromis.
Le prix plancher fixé à 2,17 milliards d’euros ne risque-t-il pas de pénaliser les plus petits opérateurs, Bouygues Telecom et Free, aux capacités financières moins importantes qu’Orange ou SFR ?
C’est difficile à dire, car cela dépendra du résultat final de la procédure. Si les opérateurs, y compris les deux plus petits, ont de l’ambition pour la 5G, ils peuvent accéder aux fréquences. Evidemment, cela aura un prix. Mais il n’y a pas de handicap discriminant. L’aménagement qui a été trouvé donne sa chance à chacun.
Quel sera le calendrier de la 5G ?
Les enchères auront lieu mi-avril et l’attribution des fréquences sera effective en juin, pour une ouverture commerciale avec les premières offres 5G à partir de juillet.
Les obligations de déploiement de la 5G imposées aux opérateurs sont plutôt ambitieuses...
La France est en train de rattraper son retard, il ne faut pas l’oublier. Au début de mon mandat [en 2015], nous étions derniers dans tous les classements européens, tant sur le très haut débit fixe que sur la 4G. Nous revenons aujourd’hui dans la moyenne et j’ai bon espoir que nous figurions même parmi les leaders dans quelques années. Nous n’allons donc pas recommencer la même chose avec la 5G. C’est pour cette raison que nous avons défini cette ambition assez importante.
On parle beaucoup de mutualisation des réseaux entre les opérateurs. Y êtes-vous favorable ?
Nous sommes à l’écoute des propositions des opérateurs. La mutualisation a nécessairement une limite. Pour autant, dans un marché à quatre opérateurs, elle peut être une manière de combiner le meilleur des mondes, à savoir une concurrence intense et des synergies dans les déploiements afin d’éviter des coûts trop élevés.
Les bonnes mutualisations sont typiquement celles en zones rurales, les mauvaises, celles qui vont restreindre la concurrence. Il n’y a pas de dogme absolu. S’il y a des propositions de mutualisations intelligentes qui se font dans le respect de l’autonomie de chacun, nous les accueillerons.
A propos de la 5G, le recours aux équipements de Huawei fait beaucoup débat…
La 5G nous fait entrer dans une ère techno-politique, où il y a des choix de société à faire. La question de Huawei en est sans doute l’un des aspects, mais je n’ai pas à me prononcer dessus. D’autres enjeux émergent, comme l’intelligence artificielle [IA]. Les réseaux télécoms vont peu à peu être pilotés par des IA qui permettront d’en optimiser la gestion, en distribuant de manière dynamique la capacité du réseau. Il est important que les opérateurs s’organisent pour bien être les maîtres de leurs infrastructures et, qu’en tant que régulateur, nous garantissions qu’ils contrôlent pleinement les algorithmes qu’ils mettent en place.
On a parfois évoqué une révolution de la 5G. Est-ce vraiment le cas ?
Oui. Mais la 5G se déploiera progressivement. Cette année ne sera qu’une toute première étape qui sera essentiellement une 4G améliorée, déjà un vrai plus pour les utilisateurs. Elle s’enrichira, petit à petit, de fonctionnalités qui feront de cette infrastructure la brique de base d’un changement technologique majeur qui aura un impact sur toute la société.
Justement, parmi les impacts se pose de plus en plus la question de l’empreinte carbone des réseaux…
Nous organiserons en juin une conférence pour débattre des enjeux sociétaux posés par les réseaux. Sur la question environnementale, deux thèses s’affrontent : l’une consiste à dire que nous allons vers une surenchère des usages qui induira une consommation énergétique croissante, l’autre que la 5G est plus efficiente de par son architecture. Nous ouvrons ce débat sans a priori.
Actuellement, il existe un clivage entre les techno-enthousiastes et les techno-sceptiques. Il ne s’agit pas d’être pour ou contre la technologie, mais de choisir ce que nous voulons en faire et comment nous nous assurons qu’elle se développe comme un bien commun. Je pense profondément que la 5G va nécessiter plus de régulation.
Que va concrètement faire l’Arcep ?
Nous collecterons de l’information de manière systématique auprès des opérateurs. Et chaque année, nous rendrons compte de la question de la consommation énergétique des
télécoms, et pourquoi pas, plus largement, du numérique, dans notre rapport annuel sur l’état d’Internet. Notre ambition à terme est d’avoir un baromètre vert des réseaux télécoms, qui puisse informer les pouvoirs publics et les utilisateurs de l’impact de leurs usages, et de travailler à la mise en place de bonnes pratiques avec les opérateurs. Est-il pertinent par exemple d’utiliser des antennes mobiles à pleine puissance dans les zones rurales la nuit ?
Quels sont les autres enjeux sociétaux posés par cette nouvelle technologie ?
La 5G est un saut vers l’hyperconnectivité. Cela pose la question de la collecte des données. L’une des responsabilités de l’Arcep est de veiller à ce que les échanges de communication entre les personnes soient bien protégés. Il y a des obligations qui s’imposent aux opérateurs concernant l’utilisation des données. Nous engagerons un dialogue avec eux afin de mieux comprendre leurs pratiques. Pour être honnête, c’est un sujet que nous avons jusqu’à présent peu investi. Nous allons donc ouvrir le capot. Il ne s’agit pas de préjuger de ce que font les opérateurs ou d’être dans la suspicion, mais de garantir ce qui se passe et, le cas échéant, d’agir s’il y a des dérives.
Quel renforcement de la régulation envisagez-vous ?
Nous devons sortir de l’ère du techno-enthousiasme, cette espèce de foi dans le fait que le développement de la technologie allait forcément dans le bon sens et que quelque part, ni les régulateurs ni l’Etat n’avaient leur mot à dire. Dans un monde où les technologies sont massivement développées par les entreprises privées, nous devons nous assurer qu’elles ne le sont pas contre l’intérêt des gens. Cela appelle plus de régulation. L’Arcep fait une proposition depuis presque deux ans, et qui n’a toujours pas été entendue, pour étendre la neutralité du Net aux terminaux.
Aujourd’hui, la régulation des télécoms est fondée uniquement sur celle des réseaux. Elle est aveugle à ce qui se passe dans les objets. Or, nous constatons que les utilisateurs sont contraints par les systèmes d’exploitation installés dans les terminaux, en l’occurrence iOS (Apple) et Android (Google), qui décident à leur place. Si l’on veut peser sur le destin de la technologie, il faudra passer par de la régulation. Nous ne pourrons pas agir si les responsables politiques ne nous en donnent pas les pouvoirs.
Ne faudrait-il pas plutôt installer un régulateur du numérique ?
Il s’agit de poser la question d’un régulateur des « big tech » plutôt que du numérique. J’insiste sur la nuance, car si vous régulez aussi les petits, vous prenez le risque de les handicaper. Quelques grands géants, par une espèce de toile qu’ils ont tissée, se sont mis en situation de contrôler Internet. Surveiller spécifiquement ces acteurs pose la question d’une autorité qui serait sur leur dos en permanence pour les contrôler et faire émerger des solutions. C’est ce que sait faire un régulateur. Nous l’avons fait dans les télécoms, en construisant un cadre de régulation imposant, par exemple, la portabilité des numéros de téléphone.
Sur le marché des entreprises, la faillite récente de l’opérateur Kosc, qui avait été porté par le gouvernement pour ouvrir la concurrence dans le secteur, a fait du bruit...
Le développement de la concurrence sur le marché des entreprises, qui se caractérise notamment par une très forte domination d’Orange, est non négociable et fait partie de nos chantiers prioritaires. Les lignes bougent avec, au-delà de Kosc, l’entrée sur le marché de grands acteurs des télécoms, notamment Bouygues Telecom ou Free. Nous y voyons des signaux encourageants. Et ce qui fait évoluer cette situation, c’est bien la régulation que nous mettons en place.
Mais, au-delà des grands acteurs, nous voulons aussi une place pour de petits acteurs. C’est pour permettre cette diversité que nous soutenons le modèle de Kosc. Bien sûr, il y a des aléas. Mais je ne fais pas un constat d’échec. Kosc a rencontré des difficultés, mais l’activité elle-même et son modèle ne sont pas terminés. Nous verrons s’il y a des repreneurs. Nous souhaitons que ce modèle puisse perdurer.
Propos recueillis par Zeliha Chaffin
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