Comment qualifieriez-vous le secteur des télécoms ?Le président de la République m’a confié la présidence de l’ARCEP pour un mandat de six ans. Mon horizon, c’est donc le projet de l’ARCEP pour 2020. Aujourd’hui, nous sommes à la fin d’un cycle, celui débuté dans les années 90 avec l’ouverture des télécoms à la concurrence. Il a permis l’industrialisation de ce marché et mis en place les outils de régulation pour que les consommateurs puissent profiter d’un secteur véritablement concurrentiel. La France compte maintenant quatre grands opérateurs, avec une intégration forte, à la fois dans le fixe et dans le mobile, qui proposent des offres de qualité, à des prix compétitifs. Les conditions de l’investissement dans le secteur sont là. Mais tout n’est pas terminé. Il faut encore lever certains malentendus pour se projeter vers une nouvelle dynamique, de nouveaux enjeux, ce nouvel horizon de 2020. Pour cela, je me fixe trois exigences, comme une sorte de devise : compétitivité, accessibilité, neutralité. Qu’est-ce que cela veut dire ?La compétitivité, cela veut dire qu’il faut arrêter d’opposer la concurrence au souci, légitime, de la bonne santé des opérateurs. La régulation est une politique de l’offre. Elle doit être bonne pour les acteurs du secteur comme pour les consommateurs. La France a besoin d’un secteur des télécoms compétitif, d’opérateurs qui déploient des réseaux sur tout le territoire le plus loin possible, et à des prix acceptables. La concurrence reste le principal levier de cette compétitivité, elle est un moteur, une incitation. On ne cherche pas à avoir plusieurs opérateurs pour faire joli, mais bien pour garantir la dynamique d’un secteur vital ! L’accessibilité doit aussi être au cœur de cette dynamique. Ces infrastructures télécoms sont essentielles au fonctionnement de l’économie et de la société numérique. Il faut, à ce titre, reconnaître les attentes de l’ensemble des citoyens, des territoires et de leurs élus. Et il est sain qu’ils exercent une vigilance, aussi bien auprès du régulateur que des opérateurs. Ce n’est pas une charge anodine qui pèse sur les épaules des opérateurs : on attend d’eux qu’ils offrent le numérique pour tous, et, à ce titre, on peut être dans une certaine empathie avec eux.La neutralité du Net sera l’un de vos chantiers prioritaires ?Oui. Internet n’est pas un réseau comme les autres. C’est devenu une plate-forme essentielle pour les citoyens, les entreprises, l’économie, et cela le sera de manière croissante à l’horizon de 2020. Il faut accepter qu’il y ait des règles particulières sur Internet. L’ARCEP, le régulateur des réseaux, doit être garant de ces règles, notamment lorsqu’il s’agit des interconnexions, qui sont au cœur de ses compétences. Les géants du web ont une capacité de négociation sans commune mesure avec celle des plus petits acteurs. C’est dangereux ; il faut agir... Garantir la neutralité sur Internet, c’est aussi une précaution pour l’avenir. On parle beaucoup de la vidéo, qui occupe certes une place importante aujourd’hui, mais personne ne sait à quoi ressemblera l’Internet de demain. Nous voyons naître et se développer tous les jours de nouveaux usages (internet des objets, cloud, etc.). En somme, laissons le jeu ouvert.Que peut faire l’ARCEP face aux géants du web ?Gardienne du long terme, l’ARCEP doit être dans l’anticipation, réfléchir à adapter dès à présent les règles par rapport au rôle croissant des GAFA dans le fonctionnement d’internet. L’Europe doit se saisir du sujet, aussi bien au niveau des régulateurs qu’au niveau plus politique de la Commission ou du Parlement. Aujourd’hui, la régulation a atteint un degré de sophistication exceptionnel pour les opérateurs télécoms au niveau européen. En face, des géants du net imposent sans aucun contrôle leurs propres règles, à travers des « policies » parfois très structurantes pour l’économie numérique. Cela n’est pas acceptable. Mon opinion personnelle est que la régulation des géants du net est devenue indispensable. J’observe que le gouvernement en est conscient, et il porte ce message à Bruxelles. L’ARCEP peut et doit être une force de proposition sur ces sujets. Le marché des objets connectés est amené à se développer fortement. L’ARCEP compte-elle s’y intéresser ?Le régulateur doit évidemment être présent sur les objets connectés. Aujourd’hui, on pense spontanément smartphones ou tablettes, mais en 2020, ce sont bien les objets connectés qui seront majoritaires : domotique, villes intelligentes, voitures connectées, textiles innovants, etc. Du point de vue des réseaux, la capacité à transmettre tous les signaux sur tous les objets connectés est un véritable défi. L’ARCEP doit apporter à la réflexion sa capacité d’expertise et de veille, tout en l’inscrivant dans un enjeu plus large, celui de la souveraineté des Etats. Je souhaite que nos travaux de prospective portent au premier chef sur ce sujet, qui est un sujet vital où le dialogue, l’échange et la coopération avec l’ensemble de l’écosystème numérique et des institutions sont nécessaires.Un autre défi concerne la transformation numérique des entreprises, quel rôle peut jouer l’ARCEP ?Aujourd’hui, les industries culturelles, l’hôtellerie, les taxis… tous les secteurs de l’économie sont bouleversés par le numérique. Cela ne s’arrêtera pas. Nous sommes concernés par ces sujets car la première présence numérique dans les entreprises, c’est celle des opérateurs télécoms. Se tourner vers 2020, c’est changer de perspective sur les télécoms dans les entreprises. On les envisage en premier lieu par le prisme des opérateurs, mais il faut regarder cela avec les yeux des entreprises elles-mêmes. C’est-à-dire mieux comprendre leurs attentes, et mieux calibrer les réponses que le régulateur peut y apporter. Vous dites souvent que l’ARCEP doit être au cœur de la République numérique. Mais n’est-ce pas en contradiction avec son indépendance ?Au contraire ! L’ARCEP doit être un régulateur au cœur des enjeux numériques, un régulateur technico-économique au service de l’ensemble du numérique. On ne peut pas penser les télécoms comme isolés, surtout à l’horizon 2020. Parlement, gouvernement, collectivités locales, Autorité de la concurrence, CSA, Agence nationale des fréquences, CNIL : c’est avec toutes ces parties prenantes de la République numérique que l’ARCEP doit travailler. A chaque fois que cela sera possible et utile, je souhaite que l’on mette en place des conventions avec les autres acteurs. Axelle Lemaire va par exemple présenter prochainement la stratégie numérique pour notre pays, et l’ARCEP peut et doit y contribuer. Cela ne veut pas dire être aux ordres ! L’ARCEP est une autorité indépendante. Elle exerce ses missions dans une pleine autonomie, avec une obsession : le long terme. L’ARCEP sait dépasser les intérêts particuliers et la dictature de l’urgence. C’est le rôle qu’elle doit jouer, au sein de la République numérique. Quel regard portez-vous sur une possible consolidation du marché des télécoms en France ?On ne demande pas à un arbitre de foot de commenter le jeu sur le terrain. Notre job, à l’ARCEP, c’est de faire fonctionner le marché tel qu’il est, en créant les bonnes incitations. Il est pour cela nécessaire que le régulateur ait une vision panoramique du fonctionnement du secteur. Dans cette photographie globale, on trouve bien sûr des questions comme l’itinérance, la mutualisation des réseaux ou encore l’accès aux points hauts mobiles. Plus globalement, quelle méthode comptez-vous employer à l’ARCEP ?Mes valeurs, ce sont un peu celles des start-up. D’abord l’agilité : le ton d’un régulateur doit s’adapter au marché ; ensuite, le collectif : on n’est jamais plus intelligent que lorsqu’on est à plusieurs ; et enfin, l’esprit de leadership : l’ARCEP doit savoir convaincre et entraîner les différents acteurs du secteur. Tout en les respectant. Je me garderai bien de porter un jugement sur la stratégie de tel ou tel opérateur. Ce sont en effet de grands acteurs, souvent pilotés par de grands entrepreneurs, qui ont réussi des choses extraordinaires ces vingt dernières années. C’est ce qui fait aussi la force des opérateurs français. Le marché, c’est eux, pas nous ! De ce fait, iI faut aussi être conscient du jeu d’acteurs, sans pour autant en être l’otage. Le régulateur doit savoir lire dans l’âme des opérateurs. Enfin, nous devons accepter que le regard du politique se porte sur les télécoms et la régulation. L’accès aux réseaux télécoms, fixes et mobiles, fait partie des toutes premières préoccupations des Français dans certains territoires, avant même les crèches ou la sécurité : il ne faut jamais l’oublier, et rendre compte de notre action.
Propos recueillis par Alexandre Counis, Romain Gueugneau et Fabienne Schmitt