Dans cette seconde partie d'un entretien à La Tribune, le président du régulateur des télécoms fait le point sur le marché de l'Internet fixe et sur celui, stratégique, des entreprises. Alors que son mandat s'achève à la fin de l'année, Sébastien Soriano dresse le bilan de son action.
Dans l’Internet fixe, la crise du Covid-19 a provoqué d’avantage d’appétence des Français pour la fibre. Mais les déploiements de cette technologie ont fortement ralenti. L’objectif gouvernemental du très haut débit pour tous en 2022 est-il menacé ?
Non. Le coronavirus et le ralentissement économique n’ont pas mis à terre le plan de déploiement de la fibre, qui s’est poursuivi. Le secteur a bien résisté. Il faut rendre hommage à Orange, qui joue son rôle de locomotive du secteur. Ils ont beaucoup investi dans la fibre, et ont permis, pendant la crise du Covid-19, d’éviter un démantèlement de toute la chaîne de sous-traitants impliqués dans les déploiements. Je suis très optimiste sur la trajectoire globale. Nous serons aux rendez-vous du 8 mégabits pour tous en 2020, et du 30 mégabits pour tous fin 2022. Dans le cadre du plan de relance, le gouvernement vient de décider d’aller au bout du chantier de la fibre, en apportant cette technologie à tous les Français d’ici 2025. C’est une grande nouvelle. Sur les cinq dernières années, le secteur a construit 16 millions de lignes. La moitié des foyers et des entreprises ont déjà été desservis par la fibre. Il reste 20 millions de lignes à construire, sachant que le secteur en réalise 4 à 5 millions par an. Cet objectif est tout à fait à notre portée.
L’Arcep s’inquiète des retards d’Orange concernant la couverture en fibre des zones moyennement denses et périphéries des grandes agglomérations. L’opérateur nous affirme qu’il ne sera pas au rendez-vous de ses engagements en 2020. Pourriez-vous le sanctionner ?
L’Arcep est très vigilante concernant les déploiements en zone moyennement dense. Il y a un enjeu de retard, certes, mais nous sommes surtout préoccupés par d’éventuelles stratégies préemptives. Ce qui nous dérangerait, c’est qu’Orange n’achève pas les zones qu’il a commencé à couvrir pour se réserver, en quelque sorte, une partie du réseau plus grande que ce qu’il est capable de faire. Dans le cadre du plan France très haut débit, le choix a été fait de réserver le déploiement de la fibre dans les zones moyennement denses à Orange et SFR. Cette décision a été critiquée par les collectivités locales. Elles sont contraintes de couvrir les territoires les moins peuplés et les moins rentables, ce qui en complique l’équation économique. Sous ce prisme, l’enjeu, pour l’Arcep, est de vérifier qu’Orange n’a pas eu les yeux plus gros que le ventre. Quand l’opérateur commence à couvrir une zone, il doit aller jusqu’au bout. Il s’agit, finalement, d’un enjeu concurrentiel et d’équilibre public-privé. Aujourd’hui, nous échangeons avec Orange : comme vous le dites, ils sont vraisemblablement en retard concernant leurs engagements dans les zones moyennement denses. Je leur tends la main : ce que je souhaite, c’est qu’Orange lance dans les meilleurs délais une offre dite de « raccordable à la demande ». Elle permettrait aux clients de réclamer un abonnement à la fibre même si le réseau n’est pas entièrement terminé. Une fois cette demande faite, le raccordement prendrait quelques semaines ou quelques mois, en fonction des travaux à effectuer. Si Orange lançait rapidement cette offre sur les territoires concernés, l’Arcep pourrait en tenir compte dans son appréciation.
Dans le cas contraire, vous pourriez les sanctionner ?
Absolument. Nous pourrions les sanctionner pour leur retard en toute hypothèse. Mais pas seulement. Il y a aussi une procédure plus ancienne , concernant l’obligation de complétude , sur laquelle l’Autorité a mis en demeure Orange il y a deux ans. Cette obligation impose aux opérateurs qui commencent à couvrir un quartier de le terminer dans un certain délai. Nous disposons, en clair, de deux champs de sanctions. Cela dit, il y a chez Orange une réflexion très active en ce moment et le gouvernement suit aussi le dossier. Je suis confiant dans le fait qu’une sortie par le haut pourra être trouvée.
Les télécoms pour les entreprises demeurent archi-dominés par Orange. Certains acteurs estiment que l’Arcep n’en a pas assez fait. Que l’autorité aurait dû davantage réguler l’opérateur historique pour ouvrir le marché à la concurrence. Qu’en dites-vous ?
Je reconnais que nous sommes au milieu du gué. En revanche, je veux nuancer les critiques envers l’Arcep. Parlons d’abord des PME. Notre objectif, c’est d’abord de leur permettre d’accéder à la fibre, à bon prix, sur tout le territoire. De ce point de vue, nous avons fait d’immenses progrès. Au début de mon mandat, en 2015, une PME devait débourser entre 500 et 1.000 euros voire plus pour avoir la fibre. Aujourd’hui, la fourchette se situe entre plus 100 et 200 euros. Le chantier de la démocratisation de la fibre pour les PME est largement engagé, et nous pouvons nous en féliciter. En revanche, nous ne sommes pas arrivés à rendre le marché des télécoms professionnelles aussi concurrentiel que nous le souhaitions. Je ne veux pas faire de fétichisme sur les chiffres. Mais sur le marché grand public, Orange a une part de marché d’environ 40%, alors que plus de 60% des TPE/PME ont Orange comme opérateur [1]. Sur ce plan, nous avons une différence de vision avec de nombreux acteurs qui arguent que nous n’en faisons pas assez. Ces entreprises sont des acteurs historiques de la fibre. Ils travaillent sur des boucles dédiées, c’est-à-dire des réseaux de fibre spécialisés pour les entreprises installées à partir des années 1990. Or nous, notre stratégie repose sur la fibre mutualisée déployée via le plan France très haut débit. A nos yeux, cette infrastructure peut devenir le cheval de Troie de la concurrence dans les télécoms professionnelles. Nous misons sur cette fibre mutualisée pour bousculer très fortement la position d’Orange. Cette stratégie n’est, par essence, pas celle des acteurs historiques de la fibre. Ce qui peut expliquer des mécontentements. Mais cela ne signifie pas, pour autant, que la régulation est mauvaise.
Où en êtes-vous dans l’exécution de votre stratégie ?
Il y a des bonnes nouvelles, comme l’arrivée de Bouygues Telecom et de Free. A moyen terme, nous allons donc vers un marché avec les « big four » sur le B2B. Cela va secouer pour l’opérateur dominant. Ensuite, il y a l’arrivée de Kosc et de son modèle « wholesaleonly » [Kosc s’est lancé en 2016 avec le soutien de l’Arcep. Cet opérateur vend de la connectivité en gros aux opérateurs alternatifs, Ndlr]. Kosc a rencontré des difficultés. Il ne s’est pas développé aussi vite qu’on aurait pu espérer. Mais aujourd’hui, le groupe Altitude reprend les choses en main, son offre est disponible sur une grande partie du territoire, et les clients sont là. Je suis confiant pour l’avenir de ce modèle.
Votre mandat à la présidence de l’Arcep s’achève fin décembre. Après cinq années à la tête de l’autorité, de quoi êtes-vous le plus fier ?
Le principal objectif que je me suis fixé à mon arrivée était la conversion numérique. Je pense que nous l’avons bien enclenchée. Pendant 20 ans, la mission du régulateur a été d’ouvrir le marché des télécoms à la concurrence. C’était sa principale tâche, et il s’en est bien acquitté. En 2015, j’ai souhaité élargir la régulation pour qu’elle serve l’ensemble de la société de l’économie numérique, et pas uniquement les télécoms. Ce changement de perspective s’est traduit par plusieurs actions. La première, c’est l’équipement du pays en réseaux. C’est la mission première de l’Arcep. Je ne dirai pas que nous l’avions perdu de vue. Mais l’institution s’est longtemps concentrée sur la baisse prix et sur le fait d’avoir suffisamment d’acteurs sur le marché, ce qui est normal. Reste qu’avec les déploiements de la 4G, de la fibre et demain de la 5G, il fallait retrouver cet ADN primitif du secteur. Le principal résultat de l’Arcep depuis 2015, c’est cette forte hausse des investissements de 7 à plus de 10 milliards d’euros par an, qui permet au secteur de répondre présent sur la fibre, la 4G et demain la 5G. Le second mouvement de l’Arcep a été d’immerger les télécoms dans l’écosystème numérique. La chose la plus visible, ici, c’est que l’Arcep est devenu le gardien de la neutralité du Net - c’est-à-dire du fait que tous les acteurs d’Internet puissent accéder, de manière non-discriminatoire, aux infrastructures télécoms. Lorsque j’étais président du Berec [l’organe des régulateurs européens, Ndlr], je me suis battu pour que l’Europe bénéficie d’un cadre stable en la matière. A l’international, j’ai fait mon possible pour isoler les Etats-Unis qui remettaient en cause la neutralité du Net, via, entre autre, des alliances avec l’Inde et le Canada. Je suis également satisfait des travaux de l’Arcep sur la place des géants du Net. Nous avons fait avancer les choses. Il y a cinq ans, je devais être le seul, parmi les régulateurs européens, à appeler à une régulation des Gafa… Il y a, enfin, tout le travail de l’Arcep sur la régulation par la data, à travers nos outils d’information des consommateurs et d’alliance avec la multitude. Parmi eux, il y a Monréseaumobile, qui permet au consommateur de comparer les réseaux. Il y a J’alerte l’Arcep, qui permet de signaler les problèmes rencontrés avec son opérateur. Ces plateformes constituent un changement de la philosophie de régulation en faisant du consommateur l’arbitre ultime du marché.
Avez-vous des regrets ?
J’ai une frustration : c’est que la régulation du numérique n’a pas progressé d’un poil. En triant mes archives, chez-moi, je suis retombé sur une interview de Fleur Pellerin datant d’octobre 2013 [Avant l’Arcep, Sébastien Soriano était le conseiller spécial de Fleur Pellerin, alors ministre de la Culture, Ndlr]. Et il n’y a pas une ligne à changer ! L’interview dit, en clair, que les Gafa sont trop forts et qu’il faut les réguler sinon l’Europe n’aura pas de technologies... Rien n’a changé, c’est fou. Un vrai regret, c’est aussi celui d’avoir collectivement sous-estimé l’enjeu de la 5G. Je regrette qu’on n’ait pas assez aidé les acteurs associatifs, les citoyens, les territoires à s’emparer de cette technologie. Nous l’avons fait, mais tardivement, à travers des fréquences libres, et de manière trop timide. Je pense qu’il faut accepter, désormais, que la technologie ait sa part de bazar à côté de la cathédrale.
[1] Sondage Novascope Business du cabinet ENOV, juin 2019
Propos recueillis par Philippe Mabille et Pierre Manière
• Lire l'intégralité de l'interview sur le site de La Tribune (contenu réservé aux abonnés)