La fin de votre mandat arrive, donc commençons par une question un peu bateau. Qe quoi êtes-vous le plus fier ? Où avez-vous en revanche échoué ?
La fierté collective du secteur sur ces six dernières années, c'est l'explosion de l'investissement. L’on avait réussi à faire du secteur des télécoms un marché très concurrentiel avec des prix très attractifs pour les consommateurs pour le fixe ou le mobile. Mais cela pouvait se faire potentiellement au détriment de la couverture des territoires. Je me suis beaucoup attaché à envoyer des incitations et à responsabiliser les opérateurs pour relancer les investissements. Le niveau de l'investissement dans le secteur a bondi de 50% en cinq ans, en passant de 7 milliards à 10,5 milliards d’euros. On a réveillé le secteur dans sa capacité d'équipement du pays, que ce soit avec la fibre et 18 millions de prises, dont 5 millions en 2020, ou le mobile avec 76% du territoire couvert en 4G par les quatre opérateurs en 2020, contre 45% en janvier 2018. La fierté collective, c'est que maintenant, le secteur des télécoms marche sur deux jambes : des prix attractifs et un équipement ambitieux en infrastructures compétitives.
Ce qui a été moins réussi, c'est l'appropriation de la 5G. Un certain mouvement de rejet s’est exprimé vis-à-vis de cette technologie. Notre philosophie, et l'objectif qui est au cœur de nos missions, à l'Arcep, c'est d'apporter toujours plus de possibilités de communication à nos concitoyens. Or il y a désormais une forme de lassitude des Français à l'égard des progrès technologiques, qui ne sont plus nécessairement vus comme positifs par défaut. Nous en étions conscients au travers des travaux menés sur la régulation des géants numériques (Google, Apple, Facebook, etc.) mais nous ne nous attendions pas à voir la 5G devenir un totem de ce scepticisme. Personne n’a su l’anticiper, ni l'Etat, ni les collectivités locales, ni les opérateurs, ni d’ailleurs la société civile. Lors des consultations en amont de l’attribution des fréquences, aucune association environnementale n’est venue nous dire que la 5G posait question en matière d'environnement. Il y a un fait de société qui a pris tout le monde de court. C'est un enseignement pour l'avenir : les progrès technologiques n'ont plus rien de l'évidence et il faut travailler très en amont sur la bonne association de nos concitoyens à ces évolutions.
A ce sujet, plusieurs concertations sont en cours dans différentes collectivités. L'Arcep y prend-elle part ? De quel œil les voyez-vous ?
Lors de l'annonce du résultat des enchères pour la 5G, nous avons invité les opérateurs à ne pas passer en force et à respecter les concertations en cours. C'est satisfaisant de voir qu'ils jouent très largement le jeu. Dans le fond, grâce aux collectivités locales, on est en train de recréer de la prise de décision collective. L’Arcep est parfois sollicitée par des collectivités et notre apport se situe au niveau des ateliers techniques que nous organisons avec elles, de l’observatoire 5G et des informations de référence que nous publions. Il est important d'expliquer ce que la 5G peut apporter à la modernisation de l'économie locale, aux infrastructures ou en termes de modernisation des services publics.
Une des clefs d'une meilleure appropriation, c'est que la technologie peut être portée par des communautés plus larges. Une des raisons qui explique le grand succès du déploiement de la fibre optique, c'est que c'est un large écosystème d'acteurs qui en est responsable. Une pluralité d'acteurs porte le réseau - y compris les collectivités locales, avec les RIP - et ils sont des garants directs de sa réussite. Alors qu'il y a des retards toujours plus importants dans la livraison de l'EPR de Flamanville ou de grands équipements sportifs ou culturels, la fibre se déploie sans retard significatif et sans dérive de coût. C'est la même philosophie dans la 4G avec le New Deal mobile : associer une large galaxie d'acteurs et faire confiance à l'intelligence du terrain pour identifier où installer les sites mobiles. Avant il y avait une décision depuis Paris qui déterminait les zones blanches, maintenant on fait confiance au maire. Leur rôle est central dans le cadre du dispositif de couverture ciblée.
Peut-être que c'est ce qui a manqué à la 5G. Elle est trop centralisée entre les grands constructeurs et des grands opérateurs. Il aurait fallu pouvoir associer des communautés qui puissent proposer des réseaux associatifs, autoriser un usage plus important des fréquences libres... Intégrer des communautés ouvertes est important pour l'avenir du secteur. Il faut une institution du commun, quelque chose qui soit construit dans un collectif. Même s'il y a une consolidation du secteur autour de grands acteurs, ça ne doit pas faire oublier qu'il faut travailler avec un large écosystème.
N'est-on pas, avec la 5G, encore dans une énième concertation où les propositions faites ne sont pas reprises par les décisionnaires ? N'y a-t-il pas un risque de casser cet outil ? C’est un sujet que vous évoquez dans votre livre « un avenir pour le service public ».
Associer les citoyens avec la décision publique, c'est bien, et il y a une prise de conscience avec l'émergence de concertations citoyennes, par exemple récemment avec la politique de vaccination. Pour autant, il ne faut pas se limiter à ça, et je le développe dans mon livre. On reste dans l'idée qu'il y aurait d'un côté la tête et de l'autre côté les jambes. Il faut distinguer deux choses, le « décider ensemble », avec les concertations citoyennes, et c'est très important ; mais il y a aussi le « faire ensemble » que l’on n’ose pas assez développer. Une partie importante des problèmes de notre société se dénouerait par le "faire ensemble", d’autant que si on construit ensemble, on décide aussi ensemble. Et il y aurait moins de décalage entre la concertation et l'action – difficulté qui apparaît après la convention citoyenne pour le climat -, parce que les parties prenantes restent les mêmes.
Dans ce livre, j'insiste beaucoup sur les communs. Il faut faire émerger une trilogie entre l'Etat, les marchés et les communs. L'enjeu est de rassembler la stratégie et l'exécution et d'éviter qu'il y ait quelque chose qui se décide loin des gens et soit ensuite imposé. Tant que l'on continuera à séparer la décision de son exécution, on continuera à créer des déceptions, des frustrations et à alimenter des théories du complot. C'est une vision personnelle en tant qu'auteur et cela n'engage pas l'Arcep, bien sûr.
La doctrine de l'Etat stratège arrive en fin de course. Elle s'est cristallisée dans les années 1990 et voulait désynchroniser la stratégie et sa mise en oeuvre, avec les agences ou les indicateurs de performance. Ce modèle est la cause de nombre de dysfonctionnements actuels. Dans mon livre, je plaide pour un autre modèle : un Etat en réseau, qui agit de manière partenariale au lieu d'être centré sur lui-même. Il s’agit de construire des alliances avec les acteurs des territoires, les acteurs économiques et plus largement la multitude, c'est à dire les citoyens prêts à se mobiliser. L'Etat doit être « entrainant », dans une interaction continue avec le terrain et dans une logique d’ encapacitation des acteurs. Je donne notamment les exemples des dispositifs "Action cœur de ville" ou l'expérimentation "Territoire zéro chômeur longue durée". Ce qui a été fait par les ministres ces dernières années en matière d'aménagement numérique des territoires, que ce soit Julien Denormandie ou Jacqueline Gourault ou encore Cédric O est une petite révolution intellectuelle dans la manière dont l'Etat pense son rôle. Ces initiatives sont préfiguratrices d'une révolution beaucoup plus large qu’il faut apporter à l'intérieur de l'administration.
Une des annonces de 2021, peut-être poussée par la première période de confinement et le télé-travail associé, a été celle d'un service universel de la fibre. Que faut-il en attendre ?
Le service universel de la fibre annoncé par Cédric O, est une excellente nouvelle, et je tiens à saluer cette annonce qui était attendue depuis longtemps. Jusqu'à aujourd'hui, l'ambition officielle était de proposer du 30 mbit/s pour tous en 2022, avec entre un quart et un sixième de la population qui sera couverte par une technologie alternative à la fibre. Telle que je l'ai comprise, cette annonce politique veut dire qu'on va aller au bout avec la fibre, et qu'il y a l'ambition de fibrer tout le pays. Après tous les efforts mis en oeuvre pour déployer l'outil industriel pour installer cinq millions de prises par an, ça donne un objectif de long terme. C'était important de le fixer pour permettre aux industriels de se projeter et de ne pas démembrer leur outil. A travers le plan de relance, Cédric O a dégagé les moyens suffisants pour permettre aux RIP d'atteindre ces objectifs.
La question du service universel de la fibre au sens juridique se posera quand on se rapprochera de 2025, quand il s'agira, pour simplifier, de passer de 99% à 100% de couverture. Ce service universel de la fibre, en tant qu'outil juridique, le gouvernement a encore du temps pour en définir les modalités. Il sera adapté pour être certain que tout le monde est bien relié. En attendant, il faut une dynamique de déploiement en direction d'une couverture aussi proche de 100% que possible dans les prochaines années.
En 2021 encore, on va voir les premiers décommissionnements du cuivre dans certaines communes. Comment s'y prépare-t-on et comment éviter que certains soient laissés de côté par l'abandon du réseau cuivre ?
Le fossé se créerait si on laissait des territoires avec le seul réseau cuivre. Actuellement, on constate une vraie difficulté opérationnelle à maintenir en bon état deux réseaux en parallèle. Il est peu crédible que puisse être maintenue très longtemps une haute qualité du réseau cuivre dans le modèle actuel. Les tensions que nous rencontrons sur la qualité du réseau cuivre, il y en a une partie qui pourrait être mieux prises en charge, mais il y a une autre partie qui est structurelle. La priorité actuellement c'est d'apporter un réseau fibre partout pour qu'il puisse supporter rapidement l'ensemble des abonnements. Ce serait se tromper de combat que de considérer le réseau cuivre comme une bouée de sauvetage.
Nous sommes sensibles à ce que la bascule du cuivre à la fibre se passe de la manière la moins brutale possible, et la trajectoire est encore largement à construire. Il y a eu une annonce de principe d'Orange, mais pour autant, on attend encore les détails, notamment dans la mise en oeuvre et dans les modalités commerciales.
Concernant le New Deal Mobile, et le déploiement de la 4G, certains acteurs s'inquiètent que le dispositif de couverture ciblée ne montre un essoufflement avec des installations de pylônes de plus en plus complexes. A-t-on vu les meilleures heures de ce dispositif ?
Notre analyse est plutôt inverse : on a connu un faux plat au début du New Deal Mobile parce qu'il a fallu mettre en place le dispositif de couverture ciblée, et compte tenu du délai de deux ans entre la demande de pylône et le moment où il arrive. Le New Deal rentre désormais dans sa vitesse de croisière. Il va délivrer toute sa puissance dans les années qui viennent.
On a trouvé la bonne méthode parce qu'il y a un changement de posture de la part de l'Etat. Premièrement parce qu'il arrête ses injonctions contradictoires entre deux objectifs assez peu conciliables : vouloir beaucoup d'argent lors des attributions de fréquences et vouloir une large couverture du territoire. Mais aussi parce qu'on a changé la philosophie d'action en faisant du maire le chef de file de l'arrivée du réseau mobile sur les territoires. Le maire passe du statut de victime des choix des opérateurs et de l'Etat à celui d'acteur. Il identifie les besoins et peut contribuer à l’identification d’un terrain d’implantation, interagir avec les opérateurs. C'est en s'appuyant sur l'intelligence du terrain qu'on permet aussi au maire de jouer le rôle d'explication. S'il n'y a pas de réseau à tel endroit c’est aussi parce qu'il a été choisi de le faire arriver plutôt à un autre endroit d’abord. C'est un modèle du genre de ce qu'il faut faire en matière d'action publique pour mieux associer des acteurs au plus près du terrain.
Pouvez-vous nous en dire plus sur la régulation par la donnée que vous avez mis en place à l'Arcep ?
Nous avons d’abord développé des cartes interactives de couverture, des statistiques à l’échelle communale, départementale.. Depuis leur lancement, il y a plus de 4 millions de visites sur nos outils Mon Réseau Mobile, Carte fibre et Ma Connexion Internet, 90 000 signalements sur "J'alerte l'Arcep". Pour nous, c'est une réussite. Et le fait que les données soient critiquées est une très grande réussite également. L’Etat doit savoir se mettre à "portée de baffe" et c’est ce que nous avons fait. Concernant la couverture mobile, par exemple, les élus contestaient les déclarations des opérateurs. Le jour où on a mis des cartes en ligne, on a créé une médiation, on a permis la contestabilité de l'information.
Cela nous a aussi amené à travailler avec un écosystème large pour enrichir l'information ; notamment avec les collectivités pour qu'elles réalisent leurs propres mesures, qui sont désormais intégrées à Mon Réseau Mobile. Celles-ci ont mis en place des applications de crowdsourcing que nous avons accompagnées avec un code de bonne conduite. L'enrichissement de l'information fait partie de la co-construction. Nous avons depuis aussi amélioré nos cartes en augmentant leur seuil de fiabilité de 95 à 98% : certains opérateurs avaient exagéré en utilisant les intervalles de confiance. Avec cette mise à jour, on a certes vu une avancée de la couverture dans certaines zones grâce au New deal mobile mais également une rétractation à cause de la meilleure précision des données. Il ne faut pas avoir peur de dire qu'on construit collectivement l'information.
L'Arcep a rendu le 15 décembre un rapport pour un numérique soutenable. A ce sujet, on entend souvent des propositions de régulation qui risqueraient de mettre à mal la neutralité du net. Est-il possible de concilier la protection de l'environnement et la neutralité du net ?
C'est possible de lier neutralité du net et sobriété, les deux sont compatibles, notamment grâce à une meilleure responsabilisation des grands OTT. Il ne faut pas être dans une tentation de réglementer tout internet mais plutôt veiller à ce que ces acteurs optimisent mieux leur flux de trafic pour avoir une occupation la plus efficace possible des réseaux, et que certaines pratiques ou des formats soient plus respectueux. C'est d'ailleurs le sens de notre rapport publié il y a quelques jours : l'on pourrait à l'avenir identifier les cinq ou dix plus grands OTT en termes d’occupation du réseau et les inviter à signer un code de conduite, cousu main pour type de problématique : optimisation des flux vidéo, grosses mises à jour logicielle... On a vu lors de la première période de confinement que les OTT étaient prêts à faire des efforts sur le contrôle de leur flux. Pourquoi ne pas étendre ces efforts dans la durée ?
Si ces codes de conduite s'avèrent insuffisant, ce qu'on pourrait envisager ce serait d’étudier comment envoyer un "signal prix" au travers de la facturation des interconnexions, ce qui ne remettrait pas en cause la neutralité du net. Mais c'est une mesure assez complexe et elle mériterait d'être étudiée en profondeur et de n'être déployée qu'en dernier ressort. Il y a aussi beaucoup de choses à faire du côté des terminaux ; ce sont des boîtes noires. Il faudrait aussi réfléchir à un droit à la réparabilité.
Un dernier mot ?
Ce dont je me félicite dans ce mandat, c'est une construction commune entre le gouvernement, le régulateur, les opérateurs et les territoires. Le caractère commun de la construction est une des clefs du succès. Je ne peux que souhaiter bon vent à l'ensemble de cet écosystème et l'inviter à trouver des solutions ensemble. Je souhaite beaucoup de dialectique et de construction commune à l'ensemble des acteurs.
Propos recueillis par Alexandre Lechenet