Le président de l'Arcep, Sébastien Soriano, arrive à mi-chemin de son mandat de six ans et préside en 2017 l'Organe des régulateurs européens des communications électroniques (Berec). Alors que, selon nos estimations, l'investissement des opérateurs télécoms en France franchit cette année - et pour la première fois - les 10 milliards d'euros, il répond à Edition Multimédi@.
Edition Multimédi@ : L'investissement des opérateurs télécoms en France a progressé pour la 2e année consécutive à presque 9 milliards d'euros en 2016, soit une hausse de 14 % en un an : à ce rythme, la barre des 10 milliards sera-t-elle franchie cette année [voir page suivante], ce qui, hors fréquences, serait sans précédent depuis la libéralisation des télécoms en France ?
Sébastien Soriano : Nous ne faisons pas de fétichisme des chiffres… Il n'y a pas d'objectif de franchir les 10 milliards et l'investissement ne se compte pas qu'en euros. Pour autant, le cœur de notre régulation est de pousser les opérateurs télécoms à investir fortement. Nous nous réjouissons du réveil de l'investissement que nous constatons. Nos projections vont bien dans le sens d'une confirmation - encore en 2017 - d'un effort d'investissement important de la part des opérateurs télécoms. On va avoir besoin de cette ambition forte encore pendant plusieurs années. Il ne faut pas s'endormir sur ses lauriers : ce sont des encouragements mais pas les félicitations du jury !
Nous voulons être d'abord dans l'incitation à investir des opérateurs télécoms, plutôt que dans une logique d'obligation. Pour autant, pour satisfaire l'impératif d'aménagement du territoire, les réseaux doivent arriver jusque dans les zones rurales ou non rentables, selon des calendriers précis et contrôlable. Cela nécessite des instruments d'une autre nature, avec des subventions publiques possibles sur les réseaux fixes ou des contreparties avec les fréquences sur les réseaux mobile. Un cadre juridiquement contraignant est la bonne solution dans le fixe [très haut débit], cadre contraignant que l'on a déjà dans le mobile avec les fréquences. Dans certaines zones, non rentables et où il y a des enjeux de couverture du territoire (dont une partie des zones Amii les moins rentables), cela nous paraît tout à fait souhaitable qu'il y ait un régime juridiquement contraignant.
EM@ : Comment comptez-vous mettre en place ce régime juridiquement contraignant ?
S. S. : Nous promouvons l'article L.33-13 du code des postes et communications électroniques [adopté dans la loi " République numérique " du 7 octobre 2016, ndlr] qui - après avis de l'Arcep - permet à un opérateur télécoms de s'engager auprès du ministre [chargé des télécoms, actuellement le secrétaire d'Etat au Numérique, Mounir Mahjoubi, ndlr] dans l'aménagement et la couverture des zones peu denses du territoire et à favoriser l'accès des (autres) opérateurs à ces réseaux . Une fois que les opérateurs télécoms ont transmis au gouvernement - Direction générale des entreprise (DGE) et Agence du numérique [au ministère de l'Economie à Bercy, ndlr] - leurs ambitions d'investissement (dans le très haut débit), l'Arcep est saisie pour avis sur le sérieux et l'engagement de ces ambitions. Puis, dès lors que le ministre enregistre ces engagements, ils deviennent juridiquement contraignants. L'Arcep contrôle ensuite le respect de ces engagements, sinon elle peut sanctionner. A ce stade, c'est au gouvernement de recueillir les engagements.
EM@ : L' "Arcep" italienne des télécoms (l'Agcom) est en train d'étudier la scission de Telecom Italia en vue de placer son réseau fixe dans une nouvelle entreprise juridiquement distincte afin de favoriser la concurrence et rester maître de cette infrastructure essentielle, à l'instar d'Open Reach imposé à BT par l' "Arcep" britannique (l'Ofcom) : envisagez-vous une réflexion du même type en France pour Orange?
S. S. : La situation est aujourd'hui très différente entre la France et l'Italie sur la question de la dynamique du déploiement de la fibre. Cette dynamique particulière à la France fait que nous ne mettons pas ce sujet sur la table, en tout cas pas à ce stade. Orange a une incitation naturelle à déployer la fibre et le fait. Cette incitation existe beaucoup moins en Italie vis-à-vis de Telecom Italia. En France, nous faisons en sorte que les autres opérateurs télécoms aient la capacité de monter à bord du train de la fibre, avec une locomotive qui est Orange. Nos outils traditionnels de régulation nous permettent de le faire et, dans les projets de décisions sur le marché du haut et du très haut débit fixe pour 2017-2020 que nous avons notifié à la Commission européenne fin octobre, nous avons renforcé notre vigilance sur les questions de non-discrimination (des opérateurs télécoms concurrents) en vue d'un premier point de contrôle en septembre 2018. Il s'agira alors d'évaluer si Orange a bien mis en place tous les dispositifs pour garantir cette non-discrimination. Selon les retours de la Commission européenne, l'Arcep,pourra adopter les décisions définitives dans le courant du mois de décembre.
En revanche, il y a un sujet d'inquiétude et de vigilance majeure pour l'Arcep, c'est la question du marché des entreprises où la situation concurrentielle n'est absolument pas satisfaisante en France. Nous faisons le pari audacieux, dans notre projet d'analyse de marché du haut et du très haut débit fixe pour 2017-2020 de favoriser un marché de gros concurrentiel sur la fibre optique avec de nouveaux acteurs qui entreraient sur ce marché comme Kosc Telecom ou Bouygues Telecom.
EM@ : Et si le remède ne marchait pas ?
S. S. : Si cette stratégie prenait trop de temps à se mettre en place et mettait Orange dans la situation de préempter ce marché de la fibre pour les TPE et PME, nous serions face à un grave problème. Nous devrions alors envisager toutes les hypothèses, et le cas échéant des outils extrêmes tels que la séparation.
EM@ : Pourquoi ne pas appliquer ce raisonnement au marché de la fibre grand public ?
S. S. : Car il y a une dynamique de déploiement dans la fibre qui est guidée par le marché résidentiel et qui entraîne le marché des entreprises. La fibre des entreprises arrivera par la fibre résidentielle. Nous sommes toutefois vigilants à ce que le marché grand public reste concurrentiel ; le duopole est le risque absolu que nous combattons. Après l'adoption de notre nouvelle analyse de marché, les opérateurs télécoms alternatifs auront toutes les cartes en main pour maîtriser leur destin.
EM@ : La diversification des opérateurs télécoms dans les contenus (médias, sports, séries, banque, …) ne se fait-elle pas au détriment de l'investissement dans le très haut débit en France ?
S. S. : La diversification du marché des opérateurs télécoms est une tendance que l'on constate en Europe et dans le monde. Elle est légitime car les très belles années de croissance des télécoms sont maintenant plutôt derrière nous. Même s'il y a encore des opportunités de croissance, notamment sur la 5G, les opérateurs télécoms sont à la recherche de relais de croissance. En tant que régulateur, nous devons accompagner ce mouvement. Je constate le courage d'Orange qui fait un choix très audacieux sur la banque [Orange Bank, ndlr], qui est très cohérent avec leur stratégie mondiale et leur présence en Afrique. C'est un choix qui fait grincer des dents (du côté des établissements bancaires), où l'on constate que les opérateurs historiques des uns sont les barbares des autres ! Orange est perçu comme un nouvel entrant agressif dans le marché bancaire. Nous ne pouvons qu'encourager ce type d'initiative. Concernant les stratégies des contenus, nous sommes plus dans un serpent de mer depuis des décennies. Que les opérateurs télécoms aillent dans les contenus, pourquoi pas ? Mais nous devons rester vigilants à ce qu'il n'y ait pas d'effet de substitution dans les investissements ni à ce que cela conduise à une concentration du marché - à un duopole. Le modèle américain du duopole vertical n'est clairement pas celui de la France ni de l'Europe, et l'Organe des régulateurs européens des communications électroniques (Berec) que je préside cette année l'a rappelé avec force dans ses prises de positions. Oui à la diversification, non à la duopolisation !
Propos recueillis par Charles de Laubier