Des propositions réglementaires, en Europe ou ailleurs*, veulent protéger la propriété intellectuelle en imposant aux acteurs de l'Internet des règles de contrôle qui semblent remettre en cause la neutralité d'Internet. Qu'en pensez-vous ?
Françoise Benhamou : Il faut se garder de toute interprétation erronée du principe de la neutralité de l'Internet. Pour reprendre la métaphore de l'autoroute (ouvrir le trafic à tous sans discrimination), permettre à tous d'emprunter l'autoroute ne signifie pas qu'il faille faciliter la fuite d'un éventuel trafiquant. En d'autres termes, il faut disjoindre du principe général de la neutralité la question de la lutte contre les fournisseurs de contenus ouvertement en situation d'illégalité. L'ARCEP doit veiller à la neutralité au sens de l'accès non discriminant et de la bonne définition des règles en cas de congestion ; elle n'a pas vocation à se mêler de la question du respect de la propriété intellectuelle. Elle n'est pas compétente sur ces questions de filtrage ou de blocage légal : il s'agit d'obligations que la puissance publique peut imposer aux opérateurs en vue de concilier liberté de communiquer avec le respect d'autres droits fondamentaux (propriété intellectuelle, vie privée, etc.), et bien sûr, des exigences d'ordre public (pédopornographie, incitation à la haine raciale, etc.). On peut toutefois aller plus loin, et rappeler deux principes importants. Le premier est que le blocage sur le réseau ne doit intervenir qu'en dernier recours, lorsque la suppression des contenus à la source n'est pas possible, comme le stipule la loi sur la confiance dans l'économie numérique ; le second est que si un tel blocage était indispensable, ce serait par le truchement d'une autorité compétente, a priori un juge, sur une requête ciblée. Un arrêt récent de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) -arrêt Scarlet- est clair sur ce point : il ne saurait y avoir de filtrage généralisé " préventif ".
La relation marchande directe entre fournisseurs de contenus et internautes fait fi d'une juste rémunération de la bande passante financée par les investissements des opérateurs. Comment peut-on selon vous rééquilibrer la chaîne de valeur ?
F. B. : C'est la question du financement de l'Internet, ainsi que de la neutralité vue sous un angle économique. Même si les intérêts ne sont pas toujours les mêmes, fournisseurs de contenus et internautes souhaitent que l'accès soit le plus large possible (on pourrait même le qualifier d'infini) à une offre elle-même sans cesse croissante. Dès lors que la croissance du trafic en mobilité requiert des investissements lourds et indispensables à la qualité, se pose la question du financement de la bande passante. Cela dit, il faut éviter de ne considérer que les apparences. Chacun, l'internaute et le fournisseur de contenus, paye pour sa connexion, et l'utilise ensuite dans les conditions du contrat qu'il a souscrit. Passer un appel téléphonique à mon banquier n'impose pas que la relation contractuelle et financière que j'entretiens avec lui transite par mon opérateur téléphonique, et la communication téléphonique est bien financée à travers ce que je paye à mon opérateur ; il en va de même pour Internet.
Quelle serait l'initiative qui vous paraîtrait utile d'impulser pour rapprocher les points de vue des opérateurs et des fournisseurs de contenus afin d'esquisser un nouveau modèle économique de l'Internet ?
F. B. L'Autorité a publié dix propositions en septembre 2010 afin d'éclaircir le terrain pour les acteurs et de rapprocher les points de vue. Il n'est besoin ni d'une initiative miracle ni d'un " nouveau modèle économique ", mais simplement d'opérer des ajustements progressifs et continus. Les opérateurs formulent de nouvelles offres en direction des fournisseurs de contenus dans ce cadre. L'Autorité recommande en particulier aux acteurs qui donnent aux utilisateurs finals l'accès à l'internet de faire droit de manière non discriminatoire à toute demande raisonnable d'interconnexion.
Propos recueillis par Philippe Pelaprat