Le 14 décembre 2017, le monde assistait avec stupéfaction à la fin d'une certaine idée de la neutralité du net aux États-Unis. Et pour cause, la Federal Communications Commission (FCC), présidée par le controversé Ajit Pai, a fait marche arrière sur une nuance introduite en 2015 sous Obama. Les opérateurs téléphoniques et fournisseurs d'accès à internet ne seront plus considérés comme fournisseurs d'un bien commun.... et sont désormais libres d'instaurer des "péages" favorisant (ou pénalisant) les services ou plate-formes souhaitées (streaming, musique...). L'Europe fait-elle face aux mêmes risques ? Un tel scénario y semble pour l'instant invraisemblable, selon Sébastien Soriano, président de l'Arcep (l'autorité de régulation des télécoms en France). Entretien en 3 questions, que nous avons agrémentées d'exemples (encadrés en gris).
Sciences et Avenir : Aux États-Unis, c'est le remaniement de la composition de la FCC, dans le sillage de l'élection du président Donald Trump, qui a déséquilibré les rapports de force et entraîné le vote ayant mis fin à la neutralité du net. Un tel revirement serait-il possible au niveau européen ?
Sébastien Soriano : Non, car les systèmes américain et européen ne sont pas du tout conçus de la même façon. Aux États-Unis, la FCC concentre beaucoup de pouvoir, mais n'est pas indépendante du politique, puisque sa composition change à chaque changement présidentiel. Les règles sont ainsi définies par une administration qui est en fait politique. À l'inverse, en Europe, la neutralité du net relève de la loi (grâce à un "règlement européen"). Celle-ci est ensuite appliquée par les régulateurs indépendants des 28 pays de l'Europe, sous l'égide de l'Organe des régulateurs européens des communications électroniques (ORECE, ou BEREC en anglais).
De sorte que pour changer la neutralité du net il faudrait revenir sur le règlement voté en 2015 garantissant la neutralité du net, et donc il faudrait que les députés européens et les différents pays prennent une position radicalement différente de celle qu'ils viennent juste d'adopter.
En Europe, on voit fleurir depuis plusieurs mois des offres commerciales induisant différentes tarifications selon l'usage des données (plate-forme de streaming, etc). Sont-elles illicites, où opèrent-elles dans une sorte de zone grise juridique ?
Le règlement européen introduit un principe de non discrimination des usages, de sorte qu'un opérateur n'a pas le droit d'examiner par quels tuyaux (ou application) transitent les données, et de mettre en place des voies rapides payantes.Toutefois, le régulateur tolère une certaine flexibilité face à des pratiques commerciales favorisant certaines catégories d'applications, mais qu'il aurait été disproportionné de bannir car leur impact réel est très limité. Par exemple, le régulateur allemand a demandé à Deutsche Telekom de revoir sa copie sur son offre StreamOn, qui incluait un accès gratuit à de nombreux services de streaming (vidéo à la demande, comme par exemple Youtube ou Netflix), mais induisait une limitation de débit pour les autres forfaits téléphonique. La modification apportée est a priori satisfaisante, mais Deutsche Telekom reste sous surveillance.
Qu'entend-on par voies rapides payantes ? Certains usages, comme par exemple le visionnage de vidéos en ligne (Netflix, Youtube...), consomment beaucoup de bande passante. Cela correspond au débit de téléchargement de la ligne. Théoriquement, les fournisseurs d'accès et opérateurs américains peuvent désormais prioriser la vitesse de la connexion des utilisateurs selon ce qu'ils en font. Ce pourrait bientôt être le cas de Comcast, qui a contribué à faire pression sur la FCC afin d'abroger la neutralité du net. |
"Ce n'est pas parce qu'une offre commerciale existe qu'elle est nécessairement licite du point de vue de la neutralité du net"
Toutefois, ce n'est pas parce qu'une offre commerciale existe qu'elle est forcément licite. C'est le cas par exemple des offres de l'opérateur MEO, au Portugal.Cette offre est actuellement en cours d'examen par le régulateur portugais (Autoridade Nacional de Comunicações, ANACOM), qui se réserve le droit de demander des modifications ou de l'interdire. En fait, l'application du règlement européen va s'établir au cas par cas. Il nous faut ainsi construire une jurisprudence.
Le portugais MEO propose ainsi différents forfaits qui compartimentent les usages du net : forfait dédiée aux applications de messagerie, forfait dédié aux applications de réseaux sociaux, de musique en ligne, de vidéo... Pour pouvoir tous les utiliser à la fois, il faudrait acheter tous les différents packages ! Selon le règlement européen, ce type d'offre n'est licite que si l'accès aux autres applications reste possible, grâce à un éventuel forfait data du client. Mais pas aux États-Unis, où les opérateurs télecom sont désormais libres d'instaurer ce type de péage si bon leur semble. |
Où se situe le curseur entre les pratiques commerciales tolérées et celles proscrites ?
La pratique de "zero-rating", lorsqu'un opérateur applique la gratuité pour le trafic transitant par un certaine catégorie d'applications (par exemple, les réseaux sociaux), peut dans certains cas être autorisée. Une option gratuit permettant par exemple uniquement d'accéder aux réseaux sociaux est ainsi envisageable. Certaines pratiques sont toutefois clairement interdites. Par exemple, imposer l'exclusivité de l'usage des données du forfait pour un groupe d'applications données. Est également interdit le fait de conclure des arrangements commerciaux entre opérateurs et plate-formes (Facebook, Netflix, Youtube...) où ces derniers reverseraient de l'argent aux opérateurs.
Imaginons qu'une société de télécoms européenne X souhaite donner gratuitement accès uniquement aux réseaux sociaux, par exemple Facebook, Twitter, Snapchat, Instagram, etc... Tout en décomptant des datas (payantes ou comprises dans le forfait de l'utilisateur) pour les autres services. Elle est en droit de le faire, tant qu'elle ne bloque ni ne ralentit l'accès aux autres applications. Elle n'a toutefois pas le droit de conclure un accord commercial avec des plate-formes (Facebook, Twitter...) ou fournisseurs de contenus (par exemple Netflix, Spotify, Youtube) où elle recevrait de leur part une commission pour favoriser l'accès du consommateur à leurs contenus . |
Propos recueillis par Sarah Sermondadaz
> L'interview sur le site de Siences et Avenir